Mnémotechniques : la mémoire entre éducation et médecine du Moyen Âge aux Lumières
Appel à contributions
Pour un volume spécial des Cahiers François Viète
(Volume III-17, parution novembre 2024)
Ce projet de volume thématique des Cahiers François Viète, coordonné par Aurélien Ruellet,
porte sur les techniques de la mémoire et leurs usages, appréhendés en particulier dans le contexte
éducatif et le contexte médical.
La nécessité de cultiver la mémoire individuelle a suscité de longue date des méthodes et
des « écologies cognitives » particulières1 , des mnémotechniques visant à faciliter le stockage et la
récupération des informations. Depuis l’antiquité grecque, des « arts de la mémoire » de traditions
diverses ambitionnent de l’affermir par le seul travail de l’esprit. En Occident, la plus connue de
ces traditions et la plus vivace pendant la première modernité est celle de la mémoire locale, à
laquelle une abondante bibliographie a déjà été consacrée et qui se mâtine à la Renaissance de
teintes occultistes ou magiques. De nombreux textes, manuscrits puis imprimés, simples fragments
ou volumes complets, ont remis au goût du jour et prolongé cet art à la fin du XVe siècle et au XVIe
siècle. Si la bibliographie sur ces arts de la mémoire est abondante depuis les travaux pionniers de
F.A. Yates et P. Rossi 2 , elle ne croise que ponctuellement l’étude des pratiques. L’étude fondatrice
de Yates, en effet, est d’abord un monumental travail d’histoire intellectuelle, mais accorde
finalement peu d’attention aux usages, aux usagers, et aux lieux de déploiement des constructions
théoriques qu’elle aborde. Or, ces arts de la mémoire avaient bel et bien vocation à irriguer la
pratique et à perfectionner les mémoires labiles. Ils constituent un ensemble de techniques – « actes
traditionnels efficaces » pour reprendre la fameuse définition de Marcel Mauss – dont on oublie
parfois qu’elles ont été mises en œuvre3 .
Ces techniques intellectuelles ne sont pas les seules à prendre en charge la mémoire. La
médecine constitue une autre voie pour remédier à ses insuffisances. Materia medica ou régimes de
santé, dès le Moyen Âge, offrent de soigner les mémoires faibles. Si les techniques de la mémoire,
enfin, sont des techniques du corps, ce n’est pas uniquement par le truchement de la médecine et
du soin. Comme une historiographie récente le répète volontiers, toute pratique intellectuelle
implique en même temps « les mains de l’intellect » et la mobilisation du corps4 . C’est
singulièrement vrai des méthodes de mémorisation. Elles peuvent faire appel à des gestes ou des
postures : l’anneau changé de doigt, déjà mentionné par Quintilien, ou le balancement du corps
préconisé lors de l’étude du Talmud5 . Elles peuvent encore mobiliser des parties du corps, comme
les phalanges, tellement utiles pour les calculs dans les systèmes duodécimaux. La main dans son
ensemble peut servir de support à l’apprentissage de la musique (la « main guidonienne ») et
constituera pour l’auteur du XVIIe siècle Girolamo Marafioti un ensemble tout trouvé de lieux de
mémoire. Le joueur de luth, qui selon Descartes possède « en ses mains » une partie de sa mémoire
est encore une autre illustration de cette articulation6 . Les bibliothèques et la spatialisation concrète
du savoir qu’elles impliquent – se rappeler un texte, c’est commencer par se rappeler où il est stocké,
sur quelle étagère – constituent une autre facette de la matérialité des mnémotechniques7 . Celles-ci
sont donc tout à la fois matérielles, corporelles et intellectuelles et les discours sur la mémoire
embrassent souvent ces trois dimensions.
Ce volume thématique souhaite étudier ces mnémotechniques entre deux pôles, l’un
pédagogique et intellectuel, l’autre médical et anatomique, sur un temps long – du Moyen Âge aux
Lumières – et en privilégiant le cadre de l’Occident chrétien (sans exclusive toutefois, le
comparatisme pouvant se révéler fructueux ici). Seront particulièrement considérées les études de
cas originales et les contributions s’inscrivant dans l’un des axes suivants.
1. La place de la mémoire dans les anciennes pédagogies
L’éducation, de façon surprenante, est largement restée en marge de l’historiographie des arts de la
mémoire, assise d’abord sur des sources imprimées et érudites 8. L’univers scolaire, notamment, est pourtant un ensemble d’institutions saturées de pratiques, de dispositifs et de jugements concernant la mémoire, en général peu amènes à son égard. L’apprentissage mécanique est une cible récurrente des auteurs sur l’éducation en Europe, depuis Érasme moquant le temps où l’on « apprenait par cœur Florista et Floretus » jusqu’à certains praticiens actuels des « neurosciences éducatives », en passant par les critiques françaises à l’égard du « psittacisme » et du bachotage au tournant du XIXe et du XXe siècles 9 . A l’époque moderne, alors qu’elle est remise en cause par les pédagogues humanistes, par le ramisme, par le plan des études jésuite, plus tard par les adeptes de Comenius, la mémorisation irréfléchie doit céder la place, pour ses adversaires, à la recherche d’une mémoire souple et vivante. Une attention particulière sera portée à toutes les contributions envisageant la place de la mémoire dans les textes normatifs (règlements), les pratiques (exercices scolaires, environnement matériel, routines d’apprentissage) ou dans les théories pédagogiques.
2. Les techniques médicales et corporelles de la mémoire
Tout au long du Moyen Âge et à l’époque moderne, les remèdes à la mémoire faible, pour divers
qu’ils soient, s’appuient pour l’essentiel sur le cadre hippocratico-galénique et une approche
localisationniste des facultés. Les travaux sur les arts de la mémoire n’évoquent souvent qu’en
passant ces savoirs. On les trouve plus développés dans les ouvrages portant sur l’histoire des
sciences du cerveau 10 ou dans les travaux d’histoire de la philosophie s’attachant aux rapports
corps/esprit et à la « neurophilosophie » de l’âge classique 11 . Le panorama est encore lacunaire et
pourrait être complété en portant notamment l’attention sur ce qui relève des savoirs populaires,
de la littérature des recettes et des remèdes12 .
3. Les techniques de la mémoire entre éducation et nature
Dans le cadre du déterminisme partiel de la médecine humorale, la force relative des facultés était
conçue comme un effet du tempérament et constituait une « nature » contre laquelle il était difficile
– et peu souhaitable – de lutter13 . L’univers scolaire, lieu de perfectibilité de l’individu, devait donc
s’accommoder de discours naturalisants. Ce paradoxe est pris en charge par des théories
physiologiques (qui sont davantage que de simples métaphores), comme celles de la mollesse du
cerveau, des traces, des vestiges ou du pli, qui décrivent une mémoire naturelle façonnée par le
travail. Comment les discours médicaux ou anatomiques– eux-mêmes soumis au cours de la
période moderne à d’importantes inflexions notamment sous l’influence du mécanisme14 –
marquent-ils l’approche scolaire de la mémoire ? Sur quelles « neurophilosophies 15 », les théories et
pratiques pédagogiques nouvelles (le ramisme, le pansophisme de Comenius, le rousseauisme entre
autres) étaient-elles fondées ? Quelle place ces théories pédagogiques laissaient-elles aux techniques
corporelles et aux techniques médicales ? Les divers renouveaux éducatifs de l’époque moderne
sont de fait contemporains de transformations dans l’approche du cerveau et de l’ancrage corporel
des facultés de l’âme. Toutes les propositions travaillant cette articulation, à partir d’études de cas,
seront particulièrement appréciées.
CALENDRIER
Les contributions pourront être proposées en français ou en anglais. Le recueil des contributions
se déroulera en trois temps :
- Avant le 30 septembre 2022 : envoi au coordinateur du volume (aurelien.ruellet@univ-
lemans.fr) d’un document d’intention. Ce texte (.doc ou .odt) expliquera en 5 000 signes (espaces
compris) le contenu de l’article en se référant aux termes et aux axes de l’appel à contribution. Il
permettra une pré-sélection des articles Les auteur·e·s seront informé·e·s de la recevabilité de leur
proposition courant novembre 2022.
- Mai 2023 : envoi par les auteur.e.s des articles dont les propositions ont été acceptées (entre
30 000 et 50 000 caractères, espaces compris, liste de références non comprise). Les articles seront
soumis à relecture et expertise par deux rapporteur·e·s selon la procédure en double aveugle de la
revue. Il est demandé aux auteur⋅e⋅s de prendre connaissance de la charte de publication des Cahiers
François Viète et de suivre les consignes éditoriales de la revue.
- Juin 2024 : remise des articles finalisés après la phase d’expertise et les échanges avec les rapporteur.e.s. Publication en ligne et papier en novembre 2024.
1 TRIBBLE Evelyn et KEENE Nicholas, Cognitive Ecologies and the History of Remembering: Religion, Education and Memory
in Early Modern England, Basingstoke, Palgrave/MacMillan, 2011 ; SMALL Jocelyn Penny, Wax Tablets of the Mind.
Cognitive Studies of Memory and Literacy in Classical Antiquity, New York, Routledge, 1997.
2 YATES Frances Amelia, L’art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975 ; CARRUTHERS Mary, Le livre de la mémoire. Une
étude
de la mémoire dans la culture médiévale, Paris, Macula, 2002 ; ROSSI
Paolo, Clavis universalis - Arts de la mémoire, logique
combinatoire et langue universelle de Lulle à Leibniz, Lyon, J. Millon, 1993 ; BOLZONI Lina, La chambre de la mémoire.
Modèles littéraires et iconographiques à l’âge de l’imprimerie, Genève, Droz, 2005. L’approche des mnémotechniques est
aujourd’hui
également envisagée sous l’angle de la gestion de l’information. Voir
par exemple CEVOLINI Alberto (dir.), Forgetting Machines: Knowledge
Management Evolution in Early Modern Europe, Leyde, Brill, 2016.3 MAUSS Marcel, « les techniques du corps », Journal de psychologie, XXXII, 3-4, mars-avril 1936.
4 JACOB Christian, Lieux de savoir 2. Les mains de l'intellect, Paris, Albin Michel, 2011 ; WAQUET Françoise, L'Ordre
matériel du savoir. Comment les savants travaillent. XVI e
-XXI e siècle, Paris, CNRS Editions, 2015.
5 JOUSSE Marcel, L’anthropologie du geste, Paris, Gallimard, 1974 [rééd. 2008] ; JOUSSE Marcel, La manducation de la
parole, Paris, Gallimard, 1975.
6 KIEFT Xavier, « Mémoire corporelle, mémoire intellectuelle et unité de l'individu selon Descartes », Revue
Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 104, n°4, 2006. pp. 762-786.
7 JACOB Christian, « Rassembler la mémoire. Réflexions sur l'histoire des bibliothèques », Diogène, 2001/4 (n°196), p.
53-76.
8 Une exception notable : ROY Bruno et ZUMTHOR Paul, Jeux de mémoire. Aspects de la mnémotechnie médiévale, Paris,
Vrin, 1985.
9 MARGOLIN Jean-Claude, « Érasme et Mnémosyne », in Recherches érasmiennes, Genève, Droz, 1969, pp. 70-84 ;
HERY Evelyne, Un siècle de leçons d'histoire: L'histoire enseignée au lycée, 1870-1970, Rennes, PUR, 1999.
10 SMITH C.U.M., FRIXIONE Eugenio, FINGER Stanley et CLOWER William, The Animal Spirit Doctrine and the
Origins of Neurophysiology, Oxford, Oxford University Press, 2012 ; MARTENSEN Robert L., The Brain takes Shape. An
Early History, Oxford, OUP, 2004 ; CATANI Marco, SANDRONE Stefano, Brain Renaissance, from Vesalius to Modern
Neuroscience, Oxford, OUP, 2015.
11 SUTTON John, Philosophy and Memory Traces. Descartes to connectionism. Cambridge, Cambridge University Press,
1998.
12 EAMON William, Science and the Secrets of Nature. Books of Secrets in Medieval and Early Modern Culture, Princeton,
Princeton University Press, 1994.
13 RUELLET Aurélien, « Soigner la mauvaise mémoire à l’époque moderne », Histoire, médecine et santé [En ligne], 18 |
hiver 2020, mis en ligne le 11 novembre 2021, URL : http://journals.openedition.org/hms/3443 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/hms.3443
14 ANDRAULT, Raphaëlle, La raison des corps. Mécanisme et sciences médicales (1664-1720), Paris, Vrin, Problèmes de la
raison, 2016.
15 SUTTON John, Philosophy and Memory Traces. Descartes to connectionism. Cambridge, Cambridge University Press,
1998.
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