Gouverner les sciences et les techniques, gouverner par les sciences et les techniques : quels enjeux pour les femmes ? (fin xixe siècle – début xxie siècle)
Appel à communications
L’histoire des femmes dans les sciences et les techniques a fait l’objet d’un véritable renouveau historiographique ces dernières années. Les travaux réalisés ont notamment montré que leur présence dans ces domaines, si elle s’était renforcée à partir de la fin du xixe siècle, était loin d’avoir été le résultat d’un processus continu et inéluctable : leur accession a été difficile et réversible, avec le maintien d’importantes discriminations jusqu’à nos jours.
Ce colloque souhaite participer à ce mouvement historiographique en s’intéressant peut-être moins aux femmes dans les sciences et les techniques en tant qu’actrices de pratiques situées qu’en se focalisant sur une dimension qui fait l’objet d’une préoccupation croissante de nos jours : à savoir la place et le rôle des femmes dans le gouvernement des sciences et des techniques, et dans le gouvernement par les sciences et les techniques.
Ce colloque veut ainsi comprendre et historiciser les mécanismes variés et cumulatifs qui ont déterminé — bloqué, freiné, voire favorisé — la carrière des scientifiques et des ingénieures et leur accession à de hautes responsabilités, et ceci depuis la fin xixe siècle quand elles ont commencé à investir les sphères scientifiques et techniques du fait de l’essor de la scolarisation des filles. Paradoxalement, si ces domaines ont été des creusets de l’idéologie du progrès et de l’émancipation, les femmes y sont restées en position subordonnée : aujourd’hui encore, elles ne sont pas si nombreuses à y occuper des postes de direction et d’autorité. Mais se poser la question de leur accès aux instances de gouvernement des sciences et des techniques nécessite de se donner une perspective large qui, tout en évitant l’écueil de la collection de biographies, analyse par quels moyens les femmes, faute d’accès à ces instances, sont tout de même parvenues à peser sur le gouvernement des sciences et des techniques — que ce soit par leurs travaux ou en investissant des lieux périphériques. Cela suppose en retour de s’interroger sur les politiques déployées par des acteurs variés pour promouvoir les femmes dans ces domaines et vaincre les résistances rencontrées : il convient d’analyser le rôle joué par les sciences et les techniques en tant que ressources pour des politiques actives à l’endroit des femmes.
Ce colloque entend donc étudier un double mouvement, avec des femmes à la fois sujets et objets du gouvernement des sciences et des techniques.
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Tous les domaines scientifiques et techniques peuvent être abordés, des mieux établis à ceux qui l’ont progressivement été au cours du xxe siècle et où la place des femmes a pu changer, l’aérospatial, le nucléaire et l’informatique en particulier. De même, toutes les aires culturelles et/ou tous les régimes politiques (libéraux et autoritaires) sont susceptibles d’être étudiés. L’exemple de la Russie où, au lendemain de la révolution d’Octobre, les bolcheviks affirmaient vouloir émanciper les femmes, tandis qu’ils prétendaient fonder leur projet de transformation sociale sur les savoirs scientifiques et techniques, signale tout l’intérêt qu’il peut y avoir à décentrer le regard et à comparer les aires culturelles et/ou les régimes politique — la comparaison devrait en retour nous autoriser à questionner les clivages nationaux, culturels et/ou politiques.
Différentes pistes de travail sont envisageables.
La première porte sur les femmes ayant accédé à des postes de direction : la formation scientifique ou technique reçue, leur carrière, et ce qui leur a permis d’accéder à des fonctions élevées dans l’éducation, la recherche ou l’industrie. Ainsi, en Grande-Bretagne, le cas de la biochimiste Marjory Stephenson, première femme à accéder à la Royal Society en 1945, alors que les barrières légales de l’accès aux sociétés savantes et à l’université avaient été supprimées en 1919, montre la résistance de la Royal Society à faire évoluer des statuts discriminatoires, ainsi que le rôle des critiques adressées dans la presse dans leur levée en 1943. Le questionnement ne porte pas que sur l’absence ou la présence des femmes, il concerne aussi le fonctionnement des institutions scientifiques et techniques, y compris dans les nominations : c’est s’attacher à caractériser le « plafond de verre » auquel les scientifiques et ingénieures se sont heurtées et à identifier les formes historiques et concrètes qu’il a pris. L’interrogation concerne enfin la manière dont les femmes ont cherché à contourner les difficultés qu’on leur a opposées dans les lieux légitimes de production et d’enseignement des sciences et des techniques en investissant d’autres espaces, telles les associations et les sociétés savantes.
Une deuxième piste peut être de se demander si les scientifiques et les ingénieures, une fois à des postes de direction, ont mis en œuvre des politiques spécifiques. Cette question d’un gouvernement typiquement féminin des sciences et des techniques est épineuse. Déjà soulevée dans l’historiographie à propos de la production des savoirs, elle a montré ses limites. Cependant, l’exemple de la chimiste Ida Maclean qui, après avoir été nommée assistant lecturer au département de chimie de l’université de Manchester en 1906, est devenue en 1920 la première femme à accéder à la London Chemical Society où elle a poursuivi son engagement de longue date en faveur des femmes à l’université, invite à porter l’attention sur au moins deux phénomènes. Le premier a trait aux mesures prises au sein des institutions scientifiques et techniques pour y améliorer la situation des femmes. Le second concerne les problèmes mis en avant par les femmes ayant accédé à des fonctions élevées : il s’agit de voir si elles ont soulevé des problèmes négligés ou non vus par les hommes et quelles actions elles ont lancées sinon pour les résoudre, du moins pour les traiter.
Une troisième piste vise à analyser comment différents protagonistes ont eu recours aux sciences et aux techniques pour remédier aux inégalités de genre dans la société. L’historiographie a souligné combien les savoirs — en particulier ceux issus de la biologie, mais pas seulement — avaient reproduit les préjugés de genre et naturalisé les inégalités entre les hommes et les femmes. Toujours dans la perspective de sonder la neutralité des sciences, l’interrogation porte toutefois ici plutôt sur la manière dont les savoirs ont pu contredire les stéréotypes et les normes de genre, et ceci en vue de comprendre comment on les a utilisés pour mettre en œuvre des politiques en faveur d’une meilleure reconnaissance statutaire et/ou salariale des femmes. Le cas certainement le mieux connu est celui des États-Unis où, avec la discrimination positive instaurée en 1967 pour les étudiantes comme pour les enseignantes, les universités sont devenues des lieux d’action et de réflexion pour les mouvements féministes. Mais l’État n’a pas été le seul acteur à œuvrer pour les femmes dans la société : des fondations et des grandes entreprises l’ont fait et continuent de le faire. À travers l’étude de ces initiatives, il doit aussi s’agir d’éclairer comment s’est construite l’articulation entre savoirs scientifiques, reconnaissance statutaire et redistribution économique. Lorsque ces initiatives ont coexisté avec des mesures d’émancipation visant d’autres groupes sociaux, il faudra tâcher d’analyser comment elles ont pu s’entrecroiser.
Une dernière piste a trait à la mise en récit de la réussite des femmes dans les sciences et les techniques. Le but est d’étudier non seulement comment les commentateurs la décrivent et l’expliquent, mais aussi comment des scientifiques et des ingénieures qui ont atteint des positions élevées le font elles-mêmes. Car il apparaît que la mise en récit de ces trajectoires par les hommes et les femmes mobilise souvent des motifs clairement sexués. Or ces discours ne sont pas sans incidence sur les préjugés et les stéréotypes de genre, que ce soit dans le sens de leur consolidation ou au contraire de leur déconstruction. Par exemple, les portraits de la mathématicienne Sofia Kovalevskaïa ont tantôt insisté sur ses qualités d’analyse, tantôt souligné combien elle était dépourvue de qualités féminines. L’examen de ces récits de trajectoire peut donc aider à appréhender le poids des représentations sur les choix de carrière des femmes.
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Ce colloque est organisé à la mémoire de Larissa Zakharova (1977-2019) qui, spécialiste de l’Union soviétique, a consacré une partie de ses travaux à l’histoire des techniques (
https://www.cercec.fr/membre/larissa-dufaud-zakharova/). Portant sur les communications, son dernier ouvrage est intitulé : De Moscou aux confins les plus profonds. Communications, pouvoir et société en Union soviétique (à paraître aux Éditions de l’EHESS).
Le colloque se tiendra au début du mois de juin 2020 à Moscou. Il entend donner lieu à un livre. Sont donc sollicitées des propositions inédites : les « papiers » devront être envoyés au moins deux semaines avant le colloque et les textes, remis au 1er novembre 2020 au plus tard.
Les propositions, de 3000 caractères max., doivent être adressées
avant le 1er décembre 2019, à l’adresse suivante :
gst2020@sciencesconf.org
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Organisateurs
Alain Blum (CERCEC / EHESS / INED)
Patrice Bret (CAK / CNRS)
Valérie Burgos Blondelle (Comité pour l’histoire du CNRS)
Françoise Daucé (CERCEC / EHESS / IUF)
Grégory Dufaud (Sciences Po Lyon / CEFR de Moscou / LARHRA)
Liliane Hilaire-Pérez (Université Paris-Diderot / EHESS / IUF)
Isabelle Lémonon Waxin (CAK / Cermes3)
Governing Science and Technology, Governing Through Science and Technology: What Was at Stake for Women? (From the late 19th to the early 21st century)
Call for papers
The history of women in science and technology has witnessed a real renewal of historiography these past few years. Recent studies have notably shown that their presence in these fields, despite growing in strength from the late nineteenth century onwards, was far from being the result of a continuous and inevitable process: their accession has been difficult and reversible, and important forms of discrimination have been maintained to this day.
This conference aims to contribute to this historiographical trend, but is perhaps less interested in women in science and technology as actresses of situated practices rather than in focusing upon a dimension that is nowadays increasingly under scrutiny: the place and role of women in the government of science and technology, and in government through science and technology.
This conference thus seeks to understand and historicize the various and cumulative mechanisms that determined—that is to say blocked, delayed or promoted—the careers of female scientists and engineers and their access to high levels of responsibility, beginning in the late nineteenth century when women began to enter the fields of science and technology thanks to the growing education of girls. Paradoxically, although these fields have been crucibles for the ideology of progress and emancipation, women in them have always been subordinates: even today, only a few hold positions of authority. Yet seeking to answer the question of women’s access to the authorities that govern science and technology requires the adoption of a wide perspective that, while avoiding the shoal of the mere collection of biographies, analyses how women although excluded nevertheless managed to influence the government of science and technology—be it through their work or by accessing peripheral roles. In turn, this requires an analysis of the policies that various actors introduced in order to promote women in these fields and overcome the forms of resistance they encountered, and notably the role that science and technology played as resources for policies that actively sought to favour women.
This conference therefore aims to study a dual process in which women are both subjects and objects of the government of science and technology.
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All the fields of science and technology can be considered, from the oldest to those that became established during the twentieth century and in which the place and role of women may have changed—especially the aerospace, nuclear and computer industries. Similarly, different cultural areas and/or political regimes (liberal and authoritarian) may be studied. The example of Russia, where after the October Revolution the Bolsheviks claimed to be emancipating women while arguing that their project for social transformation was based upon scientific and technical knowledge, clearly shows the interest in shifting the focus in order to compare different cultural areas and/or political regimes; this comparison should in turn enable us to question national, cultural and/or political divides.
Various lines of enquiry are possible.
The first of these focuses upon women having reached positions of authority: their scientific or technical education and training, their career, and the factors that enabled them to access high rank in education, research or industry. The case of biochemist Marjory Stephenson in Great Britain, the first woman to join the Royal Society in 1945 despite legal barriers to accessing scientific societies and universities having been removed in 1919, shows the Royal Society’s resistance to lifting discriminatory statutes, as well as the role of reactions in the press criticizing their removal in 1943. The enquiry does not merely focus upon the absence or presence of women, but also considers the work of scientific and technical institutions, including the nomination of their members: the task is to characterize the ‘glass ceiling’ that female scientists and engineers encountered and to identify the historical and concrete forms it took. Work will also seek to understand the ways in which women sought to go around the difficulties that some put in their way in the legitimate spaces of production and tuition of science and technology by involving themselves in others, such as scientific associations and societies.
A second line of enquiry could be to ask if female scientists and engineers, having reached a position of authority, carried out specific policies. However, this question of a typically female government of science and technology is a tricky one: the matter was already brought up in the historiography with regard to the production of knowledge, and has shown its limits. That said, the example of chemist Ida Maclean—who after having been made assistant lecturer at Manchester University’s Department of Chemistry in 1906, became in 1920 the first woman to be admitted to the London Chemical Society, where she pursued her long-standing commitment to women at university—invites us to focus upon at least two phenomena. The first relates to measures taken within scientific and technical institutions to improve the situation of women. The second concerns problems privileged by women having attained positions of responsibility: the aim is to see if they dealt with matters that men had neglected or ignored, and what measures they took to resolve or at least address these problems.
A third line of enquiry aims to analyse how different protagonists resorted to science and technology to reduce gender inequality in society. The historiography has underlined the extent to which knowledge—particularly but not exclusively in the field of biology—reproduced gender-based prejudice and naturalised inequalities between men and women. Always with the goal of probing the neutrality of science, the question here, however, relates rather to the way in which knowledge sometimes contradicted gender-based stereotypes and norms, in order to understand how knowledge was used to carry out policies seeking to improve women’s statutory recognition and/or pay. The most famous example is without doubt that of the United States where, thanks to the positive discrimination introduced in 1967 for female students and teachers, universities became centres of action and thought for the feminist movements. But the State has not been the only actor to support women in society: foundations and large companies also have and continue to do so. By studying these initiatives, the goal is also to shed light upon connections between scientific knowledge, statutory recognition and economic redistribution. When these initiatives coexisted with emancipatory measures aimed at other social groups, the ways in which they may have intersected will need to be analysed.
A last line of enquiry concerns the ways in which the success of women in science and technology is narrated. The goal is to study not only how commentators describe and explain such success, but also how female scientists and engineers having attained senior positions did so themselves. For it appears that the narration by men and women of these paths to success often resorts to clearly sexual motifs, and these narratives influence gender-based prejudices and stereotypes by consolidating or on the contrary undermining them. Portraits of the mathematician Sofia Kovalevskaya, for example, have sometimes emphasized her analytical abilities or underlined how lacking she was in feminine qualities. The study of such narratives could therefore help us to understand the weight of representations that bears down upon women’s career choices.
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This conference is being held in memory of Larissa Zakharova (1977-2019), a specialist of the Soviet Union who devoted much of her work to the history of technology (
https://www.cercec.fr/membre/larissa-dufaud-zakharova/). Her last work, to be published by the ‘Éditions de l’EHESS’, is entitled De Moscou aux confins les plus profonds. Communications, pouvoir et société en Union soviétique (‘From Moscow to the Remotest Corners: Communication, Power and Society in the Soviet Union’).
The conference will be held in early June 2020 in Moscow. Its aims include publishing a book, and participants are therefore invited to submit unpublished work. Papers must be sent at least two weeks before the seminar, and articles for submission by the 1st of November 2020.