La pandémie en science-fiction. Quand la réalité rejoint la fiction : l’imaginaire à l’aune des pandémies au fil des siècles
Appel à textes pour un numéro spécial de Stella Incognita
L’apparition du virus COVID-19 à Wuhan en Chine en novembre 2019 a profondément bouleversé notre façon d’envisager l’équilibre mondial. Déployant une rhétorique guerrière, la classe politique se veut « en guerre. Pas contre une autre nation, mais contre un ennemi invisible et insaisissable. » (Emmanuel Macron, 16 mars 2020), ou prête à assumer le rôle de « chef de guerre » (« wartime president ») (Donald Trump, 28 mars 2020). Le combat contre la maladie ne présente pourtant pas, loin s’en faut, un front commun.
Depuis l’instauration d’un confinement généralisé et l’obligation, pour chaque individu, de limiter ses déplacements en vue d’endiguer la pandémie, la plus grande partie des systèmes politiques ont constaté la difficulté, voire, dans certains cas, l’impossibilité de lutter de manière efficace contre une menace virale de grande échelle. Toutefois, les approches différentes prises par les gouvernements amènent à se poser un certain nombre de questions sur les priorités de chacun d’entre eux : la reprise économique, l’« immunité collective », le maintien de l’ordre, les libertés individuelles, etc. L’État se trouve ainsi mis en cause, et plus particulièrement le système capitaliste. L’arrêt de l’activité humaine – à savoir, en ce qui concerne les pays dits « développés », la diminution de la production et de la consommation, et, conséquemment, de la pollution, – a, de façon évidente, un effet direct sur l’environnement. Ce phénomène met également en avant la dépendance de nos sociétés à une économie globalisée (importations, délocalisations).
La pandémie met ainsi à nu l’auto-insuffisance ; la paralysie économique qui s’ensuit précipite, ou enfonce un peu plus encore, une partie de la population dans la misère. La maladie rend en outre visible, de manière violente, une mise en concurrence entre, d’un côté, la santé publique et, de l’autre, une économie axée sur la rentabilité et prompte aux coupes budgétaires drastiques : il faudrait travailler coûte que coûte dans un système qui privilégie la continuité du tissu économique face au bien commun des individus. Déchirés entre des besoins vitaux et des besoins créés de toutes pièces par une société fondée sur le profit et l’individualisme, les citoyens ne savent plus à quelle théorie du complot se vouer.
La pandémie nous met face à nos contradictions et nous interroge quant à la place de l’être humain dans un écosystème : il faudrait imaginer de nouvelles manières de « faire société », vivre ensemble différemment, et finalement créer d’autres modes de fonctionnement où l’humanité ne pense plus à l’échelle de nations ou d’États mis en concurrence, mais bien à l’échelle de la planète. Le réseau international des professionnels de la santé publique, de même que les multiples travaux de recherche, les échanges intenses d’informations scientifiques, montrent une voie, pendant que les querelles entre chefs d’États et l’absence de solidarité européenne et mondiale en montrent une autre.
Le thème de la pandémie traverse depuis longtemps la littérature : Montaigne (Les Essais, tome 3, chap. 12, 1595), comme Daniel Defoe (A Journal of the Plague Year, 1722) ou Georges Didi-Huberman (Memorandum de la peste. Le fléau d’imaginer, 1983) donnent tous leur version, témoignage, reconstitution ou version fantasmée de la progression de la peste sur le continent européen. L’épidémie y est décrite comme un nœud temporel, qui redéfinit la chronologie de nos sociétés en un « avant » et un « après ».
La science-fiction, coutumière des menaces auxquelles l’humanité doit faire face afin de seulement survivre, la science-fiction qui aide à repenser les notions de communautés mais également de sécurité et, pourquoi pas, de bonheur, a rapidement fait du thème de la catastrophe pandémique un élément narratif d’autant plus déterminant qu’il autorise à facilement naviguer entre les genres.
En effet, si Karel Čapek s’empare du thème de l’épidémie pour se moquer de ses contemporains avec sa verve satirique dans La Fabrique d’Absolu (Továrna na absolutno, 1922) ou encore La Maladie blanche (Bílá nemoc, 1937), Frank Herbert préfère construire une critique politique où c’est la société elle-même qui semble assumer la fonction de maladie arbitraire (The White Plague, 1982) ; Deon Meyer, quant à lui, s’attèle à mettre en perspective la pauvreté, la densité de population dans les villes, les systèmes de santé affaiblis, la corruption et l’incurie des dirigeants qui font prospérer une circulation rapide des virus, mais aussi à imaginer comment les rescapés de la pandémie créent une nouvelle démocratie (Fever, 1976). Stephen King, à son tour et sans toutefois abandonner la critique sociale qu’il affectionne, privilégie l’aspect horrifique et paranoïaque de la maladie (The Stand, 1978).
D’autres œuvres, à mi-chemin entre science-fiction et épouvante, jouent, elles, sur l’alternative qu’offre toute épidémie : sa défaite face à l’industrie et à l’ingéniosité humaines (Doomsday, Neil Marshall, 2008), ou son triomphe sur la civilisation (The Crazies, George Romero, 1973). D’autres encore nous projettent dans des sociétés profondément transformées (le cycle E-mortality de Brian Stableford ; Harmony – Project Itoh, 2008, de Satoshi Itoh ; Le Goût de l’immortalité, 2005, et Outrage et rébellion, 2009, de Catherine Dufour).
Fait exceptionnel : la crise du COVID-19 a permis de jeter une lumière crue sur plusieurs phénomènes socioéconomiques, voire philosophiques, d’importance, qui montrent combien la science-fiction est désormais rattrapée par la réalité :
- Le virus obligeant à un ralentissement de l’activité industrielle permet d’entrevoir un monde où la pollution décroit et où la nature semble, progressivement, reprendre ses droits – ainsi de la chute de près de 50% des émissions de monoxyde de carbone dans la ville de New York, les animaux sauvages qui s’aventurent désormais dans les villes. Paradoxalement, c’est aussi précisément le moment où les programmes de protection des animaux manquent de dons et où des pressions sont exercées pour affaiblir les politiques environnementales.
- De même, cette pandémie met un coup de projecteur sur des zones d’ombre déjà connues : les faibles salaires de ceux qui exercent des activités essentielles (infirmières, aides à domiciles, éboueurs, agriculteurs, etc.), les rudes conditions de logement du quart de la population la plus pauvre (exigus, bruyants, dégradés), les tensions intrafamiliales (violences faites aux femmes, maltraitance infantile), la solitude des personnes âgées (délaissement à domicile, cas de mauvais traitements en Ehpad), les conditions de travail des « invisibles » de l’économie (précarité des agents uberisés, accès à l’eau et au savon des chauffeurs routiers, etc.).
- Le virus comme objet de fantasme – les déclarations du professeur Luc Montagnier quant à une élaboration du COVID-19 en laboratoire ; l’évangéliste argentin Ed Silvoso pour qui le virus est un outil divin qui doit ramener l’Homme vers la religion ; les arguties autour du traitement à la chloroquine préconisé par le professeur Didier Raoult ; le virus comme « canular » ou « hoax» selon Fox News ; la rumeur qui prétend que le virus a été créé par Bill Gates afin de surveiller la population par le biais de puces informatiques.
- La montée en puissance du scepticisme vis-à-vis de la communauté scientifique à laquelle se substitue une communauté de « sachants » autoproclamés qui multiplient les déclarations absurdes, voire dangereuses– Donald Trump qui propose d’injecter du désinfectant aux malades afin de détruire le virus, se mettant directement en porte-à-faux avec les médecins de l’équipe de la Maison Blanche, Anthony Fauci et Deborah Birx, ou Jair Bolsonaro affirmant qu’il ne s’agit que d’une « grippette ».
- La question de la solidarité et des biens communs est mise au premier plan. L’étranglement des services publics, ici des hôpitaux, met en danger les populations les plus vulnérables mais également le personnel soignant, ce à des fins budgétaires, voire idéologiques : ainsi de l’image des infirmières de l’hôpital du Mont Sinaï (État de New York) obligées de porter des sacs poubelles pour se protéger à défaut d’équipement idoine ou Dan Patrick, vice-gouverneur du Texas, déclarant que la mort des moins jeunes était sans doute un sacrifice nécessaire.
- La continuité du discours propagandiste au sein de régimes autoritaires ou de dictatures qui, en falsifiant des données scientifiques ou en biaisant la chronologie de la pandémie, ralentit la portée de la coopération internationale – l’hebdomadaire La Croix titre sur le fait que Xi Jinping compte « effacer de la mémoire collective, en Chine et dans le monde, l’origine et la nature chinoise du virus » (9 mars 2020) ; la difficulté de croire aux chiffres avancés par le Ministère Russe de la Santé qui minimise largement le nombre de La Corée du Nord, le Turkménistan et le Tadjikistan annoncent, quant à eux, n’avoir aucun cas de COVID-19, ce à quoi la communauté internationale n’accorde aucun crédit ; la cessation de l’aide financière des USA à l’OMS en pleine pandémie et la baisse continue du budget de la recherche.
- L’appréhension de certains gouvernements quant à la montée de revendications sociales suite à une éventuelle sortie de crise ; une possible restriction des libertés publiques dénoncée par Edward Snowden dans de très nombreux Une montée de mesures potentiellement liberticides en France, avec l’obligation d’une attestation de déplacement et l’intervention, parfois critiquée, des forces de l’ordre, mais également la surveillance par le biais d’applications sur smartphones, ou l’usage de drones pour quadriller le déplacement des populations.
- Les espoirs et les déceptions potentielles d’un possible « monde d’après » imaginé, le plus souvent, par la classe politique déjà en place. En ce cas, le caractère utopique d’un monde juste et solidaire est déjà contredit par des essais comme The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism (2007) de Naomi Klein qui anticipe l’exploitation politique de la crise du COVID-19.
- La recherche irrationnelle de boucs-émissaires – l’extrême-droite américaine critique l’indiscipline des quartiers pauvres accusés de propager le virus ; le professeur Ali Karami de l’Université Baqiyatallah accuse, pêle-mêle, Américains et Israéliens, tandis que pour le pasteur américain Ralph Drollinger, ce sont les homosexuels qu’il faut mettre en cause ; les menaces de mort reçues par le Dr. Anthony Fauci.
- La consolidation de communautés qui privilégient leurs modèles sociaux en dépit du bien commun– l’église intégriste Saint-Nicolas-du-Chardonnet organise une messe pascale sans autorisation. Son corollaire : la désagrégation de communautés, comme l’absence volontaire de coordination du gouvernement du Premier ministre néerlandais Mark Rutte avec l’Union Européenne, le refus d’une partie des Américains de rester confinés, encouragés par Donald Trump.
- La mort de personnalités (Lee Konitz, Manu Dibango, John Prine, Luis Sepulveda) qui participe à un emballement médiatique et qui, parallèlement, précipite dans l’ombre des millions de morts anonymes, tout en interrogeant notre rapport à la vieillesse, à la mort et au deuil.
La liste est bien longue de tous ces maux que soulève la pandémie, ainsi la peur que suscitent les conditions d’un futur déconfinement, ou encore la crainte d’une seconde vague virale tout aussi meurtrière.
C’est donc une époque singulière que nous vivons tous, où la communauté scientifique ne semble pas avoir de solution à courte échéance, mais ne cesse de progresser dans sa compréhension de l’infection. Personne, en effet, ne peut se vanter de dire de quoi demain sera fait… hormis, sans doute, la science-fiction. Ce moment difficile est également propice à la réflexion, à l’introspection, à la remise en question, et à l’imaginaire.
Il s’agit, en ce cas, d’un appel à texte hors normes, hors cadres, qui doit permettre de faire un état des lieux de l’imaginaire science-fictionnel confronté à la pandémie, de comprendre comment nos sociétés vivent cette maladie, comment celles-ci en ont été altérées, et comment, dans certains cas, cette pandémie a été instrumentalisée par une partie de la classe politique. Nous nous demanderons de quelle manière la science-fiction a changé notre perspective sur la maladie. Comment lire ou relire de la science-fiction après cette crise ? Comment envisager le travail d’artistes (écrivains, cinéastes…) après celle-ci, sachant que le COVID-19 intègre dès à présent notre imaginaire commun (voir la nouvelle « Toranoi: A Post-Apocalyptic COVID-19 Short Story » de Sajid Iqbal, ou le film Corona Zombies de Charles Band) ? Comment envisager l’influence du virus sur de nouvelles narrations ou sur la langue ?
Cet appel à textes donnera lieu à un numéro spécial de Stella Incognita sur « Les pandémies : l’imaginaire à l’aune des pandémies au fil des siècles ». Il est ouvert à la science-fiction sous toutes ses formes, de tous pays et sans restriction de supports. Les textes pourront être en français ou en anglais.
Modalités pratiques
Textes entièrement rédigés à envoyer avant le 30 août 2020
conjointement aux adresses mail ci-dessous.
Les réponses d’acceptation seront données d’ici le 30 novembre 2020.
Publication prévue approximativement au moment du colloque Stella Incognita du printemps 2021(avril-mai), sous forme d’un livre publié aux édition BoD, avec le label universitaire AAH (Association Académique pour les Humanités).
Précisions éditoriales :
Les textes devront avoir été rédigés dans le fichier modèle « AAH » joint à cet appel ou à télécharger sur le site de l’association
En dessous du titre du texte, les auteurs et autrices devront indiquer leur étiquette institutionnelle ou la façon dont il convient de les présenter (chercheurs indépendants, auteurs, etc.).
Un résumé d’environ 250 mots sera présent au début du texte.
Les textes qui nous seront proposés et envoyés feront de 4600 à 7 000 mots ou de 24500 à 37000 signes espaces non compris.
Les références devront apparaître, dans le texte, sous la forme d’appel de note de bas de page, avec, dans ces notes de bas de page, la référence complète.
Ils devront comporter, en fin de texte, une partie « Bibliographie ».
Contacts pour information :
Danièle André : daniele.andre.univ.larochelle@gmail.com
Christophe Becker: fcaranetti@yahoo.com
Jérôme Goffette: jerome.goffette@univ-lyon1.fr
Clémentine Hougue : clementinehougue@gmail.com
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