mardi 26 juin 2018

Histoire de la fécondité

Espace social et différentiels de fécondité (XIXe-XXe s)

Appel à articles pour le numéro 2019-2 de Annales de Démographie Historique


Fabrice Cahen et Lionel Kesztenbaum (Ined)


La première et la seconde « transitions démographiques » sont souvent pensées comme des chemins uniques et nécessaires conduisant inexorablement les populations et les groupes qui les composent vers un horizon commun. Mais de nombreuses formes d’hétérogénéité – entre centres et périphéries, riches et pauvres, nationaux et immigrés, hommes et femmes, etc. – échappent largement à ce lissage, même si les éléments d’opposition varient dans leur nature, dans leur définition et au cours du temps. Les schémas analytiques trop globalisants (l’optique modernisatrice du milieu du XXe siècle ou le diffusionnisme plus récent) ont déjà été abondamment critiqués pour leur implicite politique et normatif sans, pour autant, que l’histoire des populations et la démographie historique parviennent totalement à s’en affranchir. Le dialogue avec d’autres disciplines, notamment la sociologie ou l’histoire sociale, a permis de progresser sur la façon d’historiciser et de contextualiser ces questions. Il conduit à s’intéresser non pas simplement au déploiement objectif des processus, à la vitesse relative de leur « aboutissement » ou à la convergence – indéniable - de certaines courbes (Dribe, Hacker, et Scalone 2014), mais à la manière dont elles s’incarnent sociologiquement : les stratégies des acteurs comme les significations sociales (absolues ou relatives) rattachées aux comportements ou pratiques doivent être mieux documentées et mieux comprises.

Ce volume entend ainsi reconnecter population et structure sociale. Cette dernière est particulièrement complexe à cerner et à conceptualiser : on ne peut en effet s’en tenir à une stratification plate et désincarnée qui ignorerait les conflits et relations de pouvoir, les représentations mutuelles (notamment sous la forme « eux et nous »), ou les interactions individuelles ou collectives. L’histoire sociale des populations que nous proposons ici n’est pas une entreprise classificatoire, même enrichie des modèles de mobilité ou de diffusion. Elle ne peut se limiter à une morphologie objectiviste déconnectée de toute problématisation historique. Parce qu’elle relève de l’histoire, elle ne recherche pas à dépeindre une stratification figée mais à capter les polarités en situation, à éclairer les actions et leurs effets. Plutôt que de partir d’une chimérique “essence” des groupes sociaux, nous proposons de combiner les angles d’attaque pour confronter entités théoriques, catégories statistiques (ou sur le papier) et pratiques observées.
La remontée des inégalités flagrante depuis les années 1990 et le rejeu de la question sociale, laquelle se heurte à la fois à l’éclatement des statuts et des situations socio-économiques, à l’affirmation des minorités et au paradigme individualiste qui accompagne le mouvement de fond néolibéral, ont donné lieu à un nouvel élan de recherches en SHS. La recherche actuelle a abandonné la piste de la « moyennisation », comme elle se distancie des dimensions atomistiques et utilitaristes de la micro-économie. Cependant, ce regain d’intérêt pour les rapports (de groupes) sociaux – qui ne peut laisser indifférents les historiens – soulève un certain nombre de questions. L’étude des comportements, des normes et des faits démographiques peut constituer un bon point d’accroche pour se prémunir à la fois contre les catégorisations a priori et contre une induction insuffisamment armée théoriquement. Mais ce n’est jamais sans risque que les historiens peuvent rouvrir le dossier de la structure sociale (voir notamment la discussion dans Prost 2014). Il faut ainsi faire preuve de vigilance pour ne pas revenir aux errances méthodologiques du passé. Pour cela, il importe en premier lieu de définir les termes : sans refaire toute l’histoire des débats sémantiques et théoriques en la matière, on prend le parti ici de distinguer la notion relativement neutre et souple de « groupes sociaux » et celle de « classes sociales » que l’on réservera aux situations où la conscience, les mobilisations et/ou les conflits de classe sont manifestes. Enfin, en s’appuyant sur les acquis des dernières décennies en sociologie et histoire sociale, on invite à injecter dans l’analyse d’autres lignes de division (degré de scolarisation, parenté et histoires de familles, origines géographiques, insertion et implication religieuse, « gens du privé » versus « gens du public », « ouvriers à statut » versus précaires, etc.) qui, en matière de comportements familiaux et/ou démographique peuvent s’avérer aussi structurantes que les appartenances macro-sociales postulées ou apparentes. Enfin, on doit également éviter l’enfermement des questionnements dans la thématique trop exclusive de la domination (y compris sous la forme de l’« intersectionnalité »), en veillant à se prémunir contre toute tentation populiste ou misérabiliste.

Parmi les diverses entrées possibles, c’est la fécondité qui a été retenue pour ce volume collectif. Le lit du pauvre plus prolifique que celui du riche: cette idée rebattue, qui court de Malthus à nos jours (par exemple Clark 2007), en passant par la littérature eugéniste mais également par les analyses de Bourdieu et Darbel (1966) sur le baby-boom (attentives aux valeurs différentielles des groupes), n’est-elle pas une simplification abusive ? Le modèle de la « courbe en U » de la fécondité, tant évoqué et invoqué, a pourtant rarement été examiné de manière critique. Il est toujours plus ou moins entaché par un présupposé : celui d’un primat de la sexualité comme fait de nature et sur la distance relative aux nécessités biologiques qui caractériserait les différentes catégories sociales selon leur degré de civilisation ou leur propension à se projeter dans l’avenir (de ce point de vue Bourdieu et Darbel renversent la logique puisque, dans leur analyse, c’est bien de concevoir qui est un choix). Le « lit du pauvre », lieu d’intempérance qui conduit à l’excès de progéniture ; celui du riche, où se prépare la transmission du patrimoine ; entre les deux celui du petit bourgeois prévoyant et obsédé par l’ascension sociale : malthusiens, néo-malthusiens, eugénistes et natalistes ont, depuis deux siècles, largement alimenté ce type de représentations sur lequel ils étaient rarement en désaccord. Cette grille de lecture pose des problèmes de réalisme historique. Ainsi, la restitution de la genèse des grandes enquêtes sur la fécondité en Grande-Bretagne à fin du XIXe et le minutieux travail de réexamen des données du recensement de 1911 dans l’ouvrage de Simon Szreter (1996) a permis à ce dernier de réfuter le schéma selon lequel les niveaux de fécondité des Britanniques étaient strictement corrélés aux appartenances de classe. Démontant brillamment une construction intellectuelle ancrée dans l’eugénisme et renforcée par la théorie classique de la transition démographique, Szreter défaisait cet “artefact créé par agrégation” et reconfectionnait avec un niveau plus fin de “résolution”, un découpage selon lui plus conforme à la réalité. En prolongeant les propositions de Szreter, il s’agit d’explorer les facteurs liés à la communauté professionnelle ou locale, à la famille ou encore à la socialisation scolaire. Mais les discussions soulevées par le livre de Szreter participent également de notre réflexion. Charles Tilly, notamment, avait reproché à son auteur de céder au “particularisme” là où il fallait selon lui s’en tenir, à partir d’un cadre sociologique approprié, à l’identification de régularités (Tilly 1996). Plus récemment Barnes et Guinnane (2012), après s’être replongés dans les données maniées par Szreter, ont réfuté une partie de ses analyses : s’il existait bien des continuités entre catégories contiguës, les valeurs centrales de chaque classe étaient très nettement distinctes.

Les comportements de fécondité ne sont plus expliqués aujourd’hui sous le seul angle du calcul maximisateur et du contrôle, qui s’opposeraient à l’imprévoyance et à l’irresponsabilité. Ils peuvent notamment être étudiés au prisme de la rationalité pratique (Zelizer 1994), comme compensation aux duretés de la vie voire comme voies d’insertion ou de reconnaissance sociales (Schwartz 2012).
Un élément central de ce dossier est de comprendre dans quelle mesure les calculs économiques guident ou, précisément, ne guident pas la décision d’avoir un enfant ou d’en avoir un nombre déterminé (les deux pouvant être confondus en première approximation mais devant sans doute être distingués par la suite). Cette question peut être déclinée dans différentes directions. Dans un premier cas, il s’agit d’affronter le déterminant quasi mécanique des économistes où les parents optimisent leurs ressources (sur toute la vie) en tenant compte du coût d’élever chaque enfant et des revenus qu’il pourra apporter (y compris, d’ailleurs, sous forme d’aide pour les vieux jours ou autres). Mais il convient d’aller plus loin : les enfants peuvent être également une source d’affection, de pouvoir, de réseau, de respectabilité ; simultanément ils peuvent créer un ensemble de coûts symboliques comme matériels qui nuisent au statut et donc à la mobilité sociale. Plus fondamentalement, il s’agit de les étudier en relation avec d’autres domaines de la vie des individus et des ménages : comment les “choix” reproductifs s’articulent concrètement avec les calculs budgétaires ; comment la logique coûts/bénéfices est appréhendée dans l’expérience ordinaire ; comment la salarisation ou les transferts sociaux (dont les allocations familiales), ainsi que la scolarisation et l’allongement des études, organisent les attitudes comptables. Sur d’autres plans, que nous disent des clivages sociaux les pratiques de restriction des naissances (jusqu’à l’infanticide) ou encore la préférence pour le garçon ? Dans quelle mesure la restriction des naissances a-t-elle effectivement été source de mobilité sociale ? Il ne faut pas oublier le rôle des normes comme l’illustre le stigmate de la famille nombreuse populaire (De Luca Barrusse 2008).

Une autre façon de dépasser la réduction au ménage comme unité de décision autonome et optimisatrice consiste à faire intervenir d’autres intermédiaires sociaux ou socio-culturels (Hilevych 2016) : locaux ou non, directs ou indirects, institutionnels ou informels ; des nourrices, sages-femmes et médecins aux agents du planning familial en passant par les réseaux affinitaires, ils permettent d’expliciter les mécanismes concrets par lesquels les couples relient – ou en viennent à relier – contraintes économiques et pratiques de fécondité. Ces éléments suggèrent des pistes pour repenser le lien (apparent) entre groupe social et fécondité et la linéarité (apparente également) de la baisse de la fécondité.

Une autre approche consistera à s’appuyer sur un cadre longitudinal (ou de cycle de vie) pour examiner la façon dont les ressources économiques peuvent influencer les décisions de fécondité. En effet, la contrainte économique pèse différemment à un moment ou à un autre selon les groupes sociaux ; elle peut alors être beaucoup moins importante sur l’ensemble du cycle de vie qu’à un instant t. Autrement dit, les pauvres limitent davantage leur fécondité en période de tension financière – ce que l’on va alors observer en cross-section – mais cet effet disparait si on regarde l’ensemble de la vie.

Un dernier axe, enfin, sera consacré à la façon dont les différenciations internes – diversité selon la nationalité, la profession ou le lieu de résidence par exemple – peuvent servir de cas d’étude pertinents. Plutôt que d’y voir des réfutations ou des résidus, les situations atypiques doivent permettre d’entrevoir les mécanismes à travers lesquels la position sociale des individus agit, ou non, sur leurs pratiques de fécondité. In fine, au lieu de s’enfermer dans la recherche de causes expliquant des variables dépendantes (comme le nombre d’enfants, le taux de natalité ou l’Indice synthétique de fécondité), il s’agit de considérer la fécondité de manière relationnelle. Un on exemple de cette approche est celui des pratiques comme la contraception, l’avortement, voire l’infanticide –voir par exemple l’analyse de la fécondité japonaise sur 300 ans par Fabian Drixler (2013) qui resitue l’infanticide dans les pratiques de fécondité en étudiant finement l’enchevêtrement entre politiques, discours, pratiques et perceptions.


Cet appel s’adresse autant aux historiens (sociaux et économiques, du genre, de la médecine, etc.) qu’aux démographes. Nous pensons en particulier que c’est à partir de sources originales, de terrains décentrés, de combinaisons originales de matériaux d’enquête, que l’on peut se donner les chances de redécouvrir la réalité sociodémographique hors des stéréotypes classiques.


Bibliographie
Barnes, Geoffrey A., et Timothy W. Guinnane. 2012. « Social class and the fertility transition: a critical comment on the statistical results reported in Simon Szreter’s Fertility, class and gender in Britain, 1860–1940 ». The Economic History Review 65 (4): 1267-79.

Bourdieu, Pierre, et Alain Darbel. 1966. « La fin d’un malthusianisme? » In Le partage des bénéfices, expansion et inégalités en France, par Darras, Minuit, 135-54. Paris.

Clark, Gregory. 2007. A Farewell to Alms: A Brief Economic History of the World. The Princeton Economic History of the Western World. Princeton, NJ: Princeton Univ. Press.

De Luca Barrusse, Virginie de. 2008. Les familles nombreuses: une question démographique, un enjeu politique : France, 1880-1940. Rennes: Presses universitaires de Rennes.

Dribe, Martin, J. David Hacker, et Francesco Scalone. 2014. « The impact of socio-economic status on net fertility during the historical fertility decline: A comparative analysis of Canada, Iceland, Sweden, Norway, and the USA ». Population Studies 68 (2): 135-49.

Drixler, Fabian Franz. 2013. Mabiki: infanticide and population growth in eastern Japan, 1660-1950. Asia: local studies/global themes 25. Berkeley: University of California Press.

Hilevych, Yuliya. 2016. « Strong Families and Declining Fertility: A Comparative Study of Family Relations and Reproductive Careers in Soviet Ukraine ».

Prost, Antoine. 2014. « Des registres aux structures sociales en France. Réflexions sur la méthode ». Le Mouvement Social 246 (1): 97.

Schwartz, Olivier. 2012. Le monde privé des ouvriers. Paris: PUF.

Szreter, Simon. 1996. Fertility, class, and gender in Britain, 1860-1940. Cambridge studies in population, economy, and society in past time 27. Cambridge ; New York: Cambridge University Press.

Tilly, Charles. 1996. « Why Birth Rates Fell: A Review Essay on Simon Szreter’s Fertility Class and Gender in Britain, 1860-1940 ». Population and Development Review 22 (3): 557-62.

Zelizer, Viviana A. Rotman. 1994. Pricing the priceless child: the changing social value of children. Princeton, N.J: Princeton University Press.

Calendrier
15 septembre 2018 : remise des propositions d’articles
15 octobre 2018 : information aux auteurs sur l’acceptation de la proposition.
30 mars 2019 : remise des articles complets, envoi en relecture par le comité de rédaction.
30 juin 2019 : retour des relecteurs, avis des ADH.
1 septembre 2019 : articles définitifs.

Modalités
Envoi d’une proposition d’article –4 pages maximum– précisant le thème général et la problématique abordée, la méthode que l’on se propose d’utiliser et, éventuellement, les résultats attendus. Les propositions seront sélectionnées par les responsables du numéro et tous les articles seront ensuite soumis à deux lecteurs et examinés par le comité de rédaction de la revue.

Proposition à envoyer par mail uniquement à :

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