Mises en récit et corps souffrant : perspectives croisées
Appel à communications
Journée d’étude, 1er juin 2017, MSH Paris Nord, St-Denis la Plaine
Problématique
Cette journée d’étude a pour finalité de croiser les regards autour d’un même objet : le corps souffrant, à travers les récits qu’en font les personnes elles-mêmes, ainsi que leur politisation. La mise en récit du corps souffrant permet d’inscrire dans une certaine cohérence biographique l’expérience de la souffrance : les évènements sont systématiquement analysés pour tenter de donner du sens à la vie dans sa continuité1. Ce travail de reconstruction est à la fois personnel et social, produit au contact de proches, de groupes de personnes et d’institutions. Les différents types de récits de souffrance (oraux ou écrits, élaborés ou non dans des groupes, collectés lors d’entretiens biographiques, etc.) interrogent sur l’acte de se mettre en récit et sur la trame politique des récits de soi. En effet, quels espaces de communicabilité permettent la production de récits relatifs à la souffrance vécue ? À qui sont-ils destinés, dans quel but ? Dans quelle mesure peut-on parler du passage d’un récit singulier à un récit collectif ? Quelles narrations, en particulier autour du rapport au corps, se trouvent — ou non — privilégiées afin de (se) mobiliser dans l’espace public ? Comment restituer ces formes dans les contextes historiques, sociaux et politiques, qui les façonnent ?
Pour répondre à ces questions, nous souhaitons convoquer plusieurs disciplines (notamment littéraire et sociologique, mais également anthropologique, philosophique, narrative studies, etc.) autour d’un programme de recherche apparemment commun, afin de voir quelles sont les différences méthodologiques qui peuvent apparaître, mais aussi les questions qui sont réciproquement soulevées.
Par ailleurs, les contributions des chercheur-e-s, mais aussi des acteur-trice-s de terrain (soignants, travailleurs sociaux, etc.) et des narrateur-trice-s (blogueurs, écrivains, etc.) sont les bienvenues : cette journée sera l’occasion d’ouvrir un espace où partager des expériences multiples et mobiliser les outils mis à disposition par les SHS.
Il s’agira également d’approcher ces questions sous des angles variés, notamment grâce aux travaux empiriques issus de différents pays.
Déploiement du programme de recherche
1 – Récits et agency
Dans les récits du corps souffrant s’engage la reconstitution des différentes étapes de l’expérience de la souffrance, et la quête de l’origine des maux. La mise en récit de soi peut relever d’un exercice de réajustement et de gestion d’une identité mise à mal, ou encore viser à la reconstruction, à la réappropriation ou à la reconnaissance de soi. Dans le cas des personnes malades, ce type de narration peut être une « entreprise de résistance » qui montre « ce que peut vivre un individu devenu, pour la science et pour presque tous, un objet englué, paralysé » (Danou, 2008 : 191) par les effets de la maladie sur le corps et par la prise en charge médicale. La narration devient alors un moyen d’affirmation de soi face à la maladie et la menace de mort.
Lors d’une expérience de souffrance, se raconter et chercher à trouver du sens en reconstituant une chaîne de causalité entre les évènements peut également viser à mettre en exergue les conditions d’injustices et d’inégalités sociales qui pèsent sur la biographie des narrateur-trice-s, mais aussi à faire émerger les marges d’action qui leur sont laissées.
2 – Récits et narration communautaire
Si ces narrations peuvent être élaborées individuellement, de nombreux récits biographiques sont produits par des personnes qui racontent leur parcours, leurs histoires et leurs souffrances auprès de pairs partageant une même expérience. Ainsi, la mise en récit de soi tient une place prépondérante au sein des groupes de parole. Le narrateur s’adresse au groupe et raconte son histoire aux autres participants. L’objectif est ici avant tout thérapeutique et se base sur un principe d’entraide entre pairs.
L’usage de la mise en récit de soi dans les groupes de self help et, plus particulièrement au sein des groupes d’alcooliques anonymes, fait l’objet d’un certain nombre de travaux tels que ceux de Humphreys (2000) ou de McIntosh & McKeganey (2000). Ces études montrent comment les histoires de vie personnelles participent à l’instauration et à la perduration, voire également à la justification de « narrations communautaires » — et ce par une influence réciproque entre histoires singulières et histoires collectives. À travers le groupe, les personnes reconstruisent leurs souvenirs. Halbwachs souligne l’importance d’autrui dans le processus de mémorisation. Les « cadres sociaux de la mémoire » rendent possible une « mémoire collective » : « Le plus souvent, si je me souviens, c’est que les autres m’incitent à me souvenir, que leur mémoire vient au secours de la mienne, que la mienne s’appuie sur la leur » (Halbwachs, 1994 : 6).
3 - Récits et politisation
Outre cet aspect thérapeutique, la narration peut être une ressource pour se rassembler et donner de la visibilité à une condition de souffrance. Pensons, dans le cas des personnes malades, à la publication des récits de personnes atteintes de fibromyalgie luttant pour la reconnaissance de leur maladie (Barker, 2002) ; ou encore aux récits visant à dénoncer les maladies associées à des causes environnementales (Brown et al., 2004). Ces travaux interrogent le rôle des narrations dans la « biosocialité » (Rabinow, 2010), soit la façon dont « (…) de nombreux groupes se forment et construisent désormais leur identité sociale en relation avec une maladie, un trouble ou une expression génétique particulière, et assoient leur revendication d’ordre politique sur la base de cette bioidentité 2 » (Bergeron, Castel, 2014 : 334).
Individuellement et collectivement, pourquoi et comment raconter, partager l’expérience de la souffrance ? Quelles sont les formes que prennent ces narrations ? À qui s’adressent-elles, avec quels effets recherchés ? Quelles sont les formes d’expression les plus légitimes, en fonction des instances, pour « faire reconnaître (…) la souffrance comme souffrance » (Moscoso, 2016 : 19), pour (se) mobiliser dans l’espace public ? Quel risque d’invisibilisation de certaines expériences fait courir le passage du récit singulier au récit collectif, du récit autobiographique au récit institutionnel ? Comment restituer ces formes dans les contextes historiques, sociaux et politiques, qui les façonnent ?
Outre le déploiement de terrains de recherche empirique sur ces questions relatives à l’intersubjectivité et à la politisation de la souffrance, nous souhaitons encourager les discussions méthodologiques relatives à ce sujet. À titre d’exemples, peuvent être discutées les modalités d’articulation entre les niveaux individuels et collectifs dans ces récits ou encore la difficulté à prendre en considération les récits marqués par les silences, la temporalité non chronologique ou encore les incohérences internes.
La posture et l’engagement vis-à-vis du terrain pourront également être interrogés, en particulier les manières dont le chercheur-e interagit avec ses narrateurs, éprouve les souffrances de l’autre, et en quoi cette affectation participe du processus de connaissance.
Enfin, les contributions des chercheur-e-s, mais aussi des acteur-trice-s de terrain (soignants, travaileurs sociaux, etc.) et des narrateur-trice-s (blogueurs, écrivains, etc.), sont les bienvenues.
Modalité de soumission et calendrier
Le format attendu des propositions est de 2500 à 3000 signes (espaces compris), comprenant la présentation de l’objet de recherche, la problématique, la méthodologie et/ou les questionnements épistémologiques, voire les résultats.
Merci d’indiquer en tête de page : les prénom et nom, fonction et appartenance institutionnelle des auteurs, l’adresse électronique à utiliser pour les échanges.
Toutes les propositions sont à envoyer avant le 3 avril 2017 à l’adresse suivante : recits.corpssouffrants@gmail.com
La réponse du comité d’organisation sera transmise avant le 28 avril 2017.
La journée d’étude se déroulera le 1er juin 2017 à la MSH Paris Nord. Afin de faciliter les échanges,
les intervenant-e-s seront invité-e-s à envoyer une synthèse de leur présentation (2/3 pages) avant le 20 mai 2017.
Bibliographie indicative
BARKER Kristin (2002), « Self-Help Literature and the Making of an Illness Identity: The Case of Fibromyalgia Syndrome (FMS) », Social Problems, volume 49, n°3, pp. 279-300.
BERGERON Henri, CASTEL Patrick (2015), Sociologie politique de la santé, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige Manuels ».
BROWN Ph., ZAVESTOSKI S., MCCORMICK S., MAYER B., MORELLO-FROSCH R., GASIOR
ALTMAN R. (2004), « Embodied health movements: new approaches to social movements in health », Sociology of Health and Illness, vol. 26, n°1, pp. 50-80.
BUTLER Judith (2007), Le récit de soi, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Pratiques théoriques ».
CHARON Rita (2015), Médecine narrative – Rendre hommage aux histoires de maladie, Paris, Sipayat.
DANOU Gérard, et al. (2008), Peser les mots : littératures et médecine, Actes du colloque du 8 avril 2008, Limoges, Lambert-Lucas.
EPSTEIN, Steven (2001), La grande révolte des malades ? Histoire du sida 2, Paris, Seuil, « Les empêcheurs de penser en rond ».
FERNANDEZ Fabrice (2005), « L’engagement émotionnel durant l’enquête sociologique : retour sur une observation “anonyme” auprès d’ex-usagers de drogues », Carnets de bord de la recherche en sciences humaines, septembre 2005, n°9, pp. 78-87.
FRANK Arthur W. (2013 [1995]), The Wounded Storyteller – Body, Illness, and Ethics, Chicago, University of Chicago Press.
GOOD Byron (1998), Comment faire de l’anthropologie médicale ? Médecine, rationalité et vécu, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance, « Les empêcheurs de penser en rond ».
HALBWACHS Maurice (1994), Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel.
HAVERCROFT Barbara (2012), « Questions éthiques dans la littérature de l’extrême contemporain : les formes discursives du trauma personnel », Cahier du CERACC, Université de Toronto, n°5, pp. 20-34 ; en ligne : http://www.cahiers-ceracc.fr/havercroft.html (consulté le 01/03/2017).
HAWKINS Anne Hunsaker (1999), « Pathography: Patient narratives of illness », Western Journal of Medicine, vol. 171, n°2, pp. 127-129.
HUMPHREYS Keith (2000), « Community narratives and personal stories in Alcoholics Anonymous », Journal of community psychology, vol. 28, n°5, pp. 495-506.
LAPLANTINE François (2015), « Légitimité du récit dans les sciences sociales », Enjeux contemporains d'écriture, Vie sociale, n°9.
LEJEUNE Philippe (1998), Les brouillons de soi, Paris, Seuil.
McINTOSH James, McKEGANEY Neil (2000), « Addicts’ narratives of recovery from drug use: constructing a non-addict identity », Social Science & Medicine, vol. 50, n°10, pp. 1501-1510.
MEMMI Dominique (2003), Faire vivre et laisser mourir. Le gouvernement contemporain de la naissance et de la mort, Paris, La Découverte.
(dir.) MILEWSKI Valéria, RINK Fanny (2014), Récits de soi face à la maladie grave, Limoges, Lambert-Lucas.
MOSCOSO Javier, Histoire de la douleur. XVIème-XXème siècle, Paris, Les prairies ordinaires, 2015.
PICHON Pascale, TORCHE Tierry (2008), S’en sortir... : accompagnement sociologique à l’autobiographie d’un ancien sans domicile fixe, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne.
RABINOW Paul (2010), « L’artifice et les Lumières : de la sociobiologie à la biosocialité », Politix, vol.23, n°90, pp. 21-46.
RICOEUR Paul (1985), Temps et récit Tome III, [Le temps raconté], Paris, France, Seuil.
(dir.) TRAÏNI Christophe (2015), Émotions et expertises. Les modes de coordination des actions collectives, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.
Comité d’organisation
DOS SANTOS Marie, Post-doctorante, Cermes3, Université Paris Descartes.
HAMARAT Natasia, Doctorante - Aspirante F.R.S.-FNRS, Centre METICES - Université libre de Bruxelles.
ROSSI Maria Grazia, Post-doctoral researcher in Linguistics, Dipartimento di scienze linguistiche e letterature straniere, Università Cattolica del Sacro Cuore, Milano.
ROSSI Silvia, Docteure en Études Italiennes, CRIX – Centre de Recherches Italiennes, Université Paris Ouest Nanterre La Défense.
1 Voir notamment Ricoeur (1985), sur les logiques d’ipséité et de mêmeté.
2 Sur la « bio-identité », voir aussi Epstein 2001.
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