vendredi 26 septembre 2014

L'expérience et ses mots à la Renaissance

« L’on ne doibt faire difficulté d’essayer tous experiments » : l'expérience et ses mots à la Renaissance

Journée d'étude internationale 


organisée par
Violaine Giacomotto-Charra (UBM)
Myriam Marrache-Gouraud (Brest - UBO)
Jacqueline Vons (Université François-Rabelais, Tours)

Vendredi 17 octobre 2014, 9h-17h30.
Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, salle 2.

Dans le prolongement raisonné de la journée sur les mots du regard, qui engagent profondément la question de la prise en compte du réel et de sa description dans la constitution des savoirs scientifiques, nous souhaitons poursuivre la réflexion sur la manière dont se construit le rapport théorie / pratique dans les savoirs renaissants, et en particulier sur la notion polysémique de l’expérience, dont on restreint généralement l’usage et le rôle à l’une des composantes distinctives de la science telle qu’elle se conçoit et se construit après la dite « Révolution scientifique ». Dès le Moyen Âge, pourtant, le terme d’expérience est attesté dans le d’un savoir acquis « par observance et experience », qui peut avoir de ce fait valeur de preuve. Ce mot, ainsi, est omniprésent dans les textes scientifiques de la Renaissance, qu’il s’agisse de découvrir par expérience, d’apprendre par expérience ou de démontrer par expérience. Que l’idée soit simplement d’appréhender par les sens (en particulier par la vue), ce qui implique déjà un rapport complexe au regard et à la maîtrise du savoir, d’avoir acquis un savoir grâce à une longue pratique, dont la conséquence est le « savoir-faire », ou, déjà, de construire des essais probants, l’expérience est, comme la notion d’observation, une donnée importante pour le discours scientifique renaissant, car elle interagit avec le savoir transmis par le livre et permet de le vérifier, de le corriger, de l’illustrer ou d’en organiser la démonstration. Selon une perspective semasiologique, on pourra donc s’interroger sur la signification exacte que reçoit ce mot employé par les naturalistes, les médecins, les voyageurs, les encyclopédistes et tous gens de savoir, en latin comme en vernaculaire. Quelle différence fait par exemple le latin renaissant entre experientia, expers, experior, experimentum ? Comment les nuances impliquées par l’existence de ces deux termes se résolvent-elles dans le passage dans les différents vernaculaires ? Le doublet français entre « experience » et « experiment », encore attesté au XVIe siècle, est-il le miroir du latin ? Comment, par ailleurs, s’organisent les champs respectifs de l’expérience et de la pratique ? Et leur traduction textuelle ? Le recueil de cas, par exemple, est-il un genre lié à l’expérience comme peuvent l’être les Observationes ? L’évolution des termes implique-t-elle une redéfinition de la conception des savoirs et de leur hiérarchie ? Que devient la distinction aristotélicienne technè / épistémè / praxis dans un tel contexte ?

Mais, s’agissant d’une notion aussi capitale pour l’histoire des sciences que celle d’expérience, on pourra aussi suivre une démarche onomasiologique et s’interroger sur l’existence du concept que nous nommons « expérience » et des mots qui le disent. Les notions d’expérience construite, d’expérience de pensée, d’expérience cruciale, l’idée que l’expérience est quantifiable, reproductible sont-elles en germe ou déjà présentes dans la pensée renaissante ? Que ce soit à partir de l’étude des mots en leur contexte, l’étude des conditions matérielles de l’expérience, ou de celle des concepts et de leur traduction linguistique propre à une époque, ces journées se donnent pour but de cerner la notion d’expérience à travers l’usage réel qu’en font les hommes de savoir de l’époque.



MATINÉE
Présidence : Sabine Rommevaux (CNRS - SPHERE)

Jacqueline Vons (Université François-Rabelais, Tours) : Introduction

Hervé Baudry (Centro de História da Cultura, Universidade Nova de Lisboa)
“Expérience” contre “expérience” : l’apologie de la médecine par Antoine Martin contre le chapitre II, 37 des Essais de Montaigne
« Je sçay par experience, et que les refforts produisent des vents, et que les feuilles du sené laschent le ventre : je sçay plusieurs telles experiences : comme je sçay que le mouton me nourrit, et que le vin m’eschauffe » : c’est sur ce passage des Essais que le médecin Antoine Martin lance l’apologie de son art puis réfute les idées de ce scandaleux contempteur de la médecine (L’Excellence, utilité, necessité et certitude de la medecine. Avec la responce aux calomnies contenuës au 37. Chapitre du second livre des Essaiz du Sieur de Montaigne, Vannes, De l’imprimerie de Jean Bourrelier, 1610). 
La notion d’expérience, récurrente dans le chapitre des Essais, se trouve au cœur du dispositif montaignien comme dans la contre-argumentation de son adversaire. Il conviendrait donc d’en analyser les emplois, de cerner les terrains d’entente et surtout les divergences, chez l’un et l’autre afin de chercher à tracer l’aire et les limites de l’orthodoxie médicale face à l’antiscientifisme montaignien et la rupture, notamment anthropologique, qui l’accompagne. 


Catherine Lisak (Université Bordeaux-Montaigne)
Quel sens donner à l’expérience chez Francis Bacon ?

Cette communication se propose d’explorer la variété et la complexité de la notion d’expérience chez Francis Bacon. Bacon hérite d’un terme qui est en évolution, et dont il contribue à la redéfinition. Ainsi, lorsque Bacon a recours au terme anglais “experience”, celui-ci peut tantôt tendre vers le sens déjà archaïsant d’une expérimentation ou d’une démonstration (Bacon partage alors la langue de Sir Walter Raleigh notamment) ; tantôt il penche vers une notion plus moderne et encore actuelle d’une observation ou d’une participation directe aux événements, mais aussi de l’état, l’étendue, de la durée ou du résultat à l’issue d’une activité qui conduirait vers une approbation dans le milieu scientifique – or ce dernier point nous ramène vers un sens à son tour vieillissant et, par ailleurs, devenu aujourd’hui obsolète. Que ce soit dans ses Essais, ou dans ses multiples travaux dits scientifiques ou juridiques, Francis Bacon intellectualise cette notion qu’il intègre à tous les niveaux de sa méthode. C’est aussi un concept qui demeure à ses yeux fort concret, lorsqu’il le projette sur son public/lecteur afin de redéfinir (ou de formater) son interlocuteur de l’avenir. Notre travail consistera à identifier les différents emplois du terme dans son œuvre ; nous nous attarderons non seulement à la signification linguistique que Bacon reconnaît ou façonne dans cette notion, mais à la valeur méthodologique qu’il lui attribue au sein d’une réflexion scientifique. 


Valérie Worth-Stylianou (Trinity College, Oxford)
Le thème de l’expérience dans les traités de médecine et de chirurgie traduits en français au XVIe siècle

Cette communication se propose d’étudier la notion d’expérience en s’appuyant sur les traités de médecine et de chirurgie qui ont été traduits en français au XVIe siècle. En justifiant le choix des textes à traduire afin de les faire découvrir à un nouveau public, les traducteurs – pour la plupart eux-mêmes hommes de l’art – ont été amenés à réfléchir dans leurs préfaces sur la notion d’expérience. Cette enquête nous permettra, plus particulièrement, de cerner l’évolution des débats entre le savoir livresque venant de l’Antiquité et les nouvelles découvertes apportées surtout par les anatomistes, mais également par les paracelsistes. Nous confronterons donc d’un côté ceux qui croient que l’expérience s’avère toujours inférieure à la théorie – tel Anneau, traducteur en 1554 de Conrad Gesner, qui s’emporte contre « les Medicateurs par experience sans raison » - et d’autre part ceux pour qui l’expérience permet justement de remettre en question les idées acquises – tel Hassart, qui affirme en 1567 dans sa traduction de Paracelse que la chirurgie « ne consiste pas seulement en speculation ou theiorique, mais principalement en experience et usance ». 


Michael Stolberg (Institut für Geschichte der Medizin - Würzburg)
The language and practical application of “experience” in sixteenth-century physicians’ practice records

Drawing on literally thousands of pages with notes and observations about medical practice and individual cases which have come down to us in the notebooks and handwritten case collections of sixteenth-century physicians, first of all the Bohemian polygraph Georg Handsch, I would like to trace their usage of terms like experientia (and the corresponding verb forms), experimentum, periculum. The meaning of experientia, in this medical, practical context was basically twofold: it could be used to describe an individual observation or the cumulative results of repeated observations. Experimentum, by contrast, was used above all as a general term for any specific drug that was observed or thought to have been proven efficacious in certain diseases. Occasionally, it could, like periculum, also refer, in a more modern sense, to the explicit testing of a certain medicine, however. I would like to link this semantic analysis with an overview of the epistemological practices in which they had their place. 


APRÈS-MIDI
Présidence : Pascal Duris (Université de Bordeaux)
Juliette Ferdinand (Università degli Studi di Verona)
Pratique vs Théorie dans l’œuvre de Bernard Palissy, de l’art à l’épistémologie

Dans l’œuvre de Bernard Palissy (1510-1590), les notions de théorie et pratique revêtent une telle importance qu’elles deviennent les deux protagonistes du dialogue intitulé la Recepte véritable (1563), dans lequel l’auteur expose ses convictions en matière de philosophie naturelle, d’art et d’architecture. Que ce soit dans le domaine des sciences comme dans celui de l’art, la revendication de la pratique est le leitmotiv de cet artiste universel, non seulement parce qu’elle est au cœur de son approche des « secrets de Nature », mais parce qu’elle est porteuse d’une valeur morale qu’il décline de manière récurrente. À travers l’opposition mise en scène par l’auteur entre Pratique et Théorique, nous nous interrogerons sur les enjeux de ces mots en relation avec l’affirmation des professions « mécaniques » dans la formation du savoir à l’époque moderne, et sur leur profondeur sémantique, qui atteint chez Palissy une dimension métaphysique. 


Michel Pretalli (Université de Franche-Comté)
La notion d’expérience dans la littérature militaire italienne de la fin du XVIe siècle

Dans la seconde moitié du XVIe siècle, les défaites militaires des États italiens influencent de façon considérable la réflexion sur l’art de la guerre, renforçant notamment le rôle premier de l’efficacité dans ce domaine. S’agissant d’une qualité que l’on peut facilement jauger par le constat d’un succès obtenu dans la pratique, elle est étroitement liée à l’expérience dont l’utilité absolue est unanimement reconnue par les auteurs des ouvrages militaires de l’époque. Or, après les bouleversements profonds subis par la discipline depuis les dernières années du XVe siècle, l’expérience et, plus généralement, le rapport entre théorie et pratique sont au cœur d’un vif débat entre les tenants d’approches radicalement différentes de l’art : les érudits humanistes, les mathématiciens praticiens et les hommes de terrain qui défendent leurs positions respectives dans une production écrite très importante. Enquêter sur le sens que ces derniers attribuaient aux notions d’expérience ou de pratique montre comment, derrière un accord apparent, se cachent des dissensions dont l’étude se révèle fertile pour la compréhension de l’évolution de l’art, mais aussi pour celle de la culture humaniste, technique et proto-scientifique de la fin de la Renaissance. 


Laurent Paya (Université François-Rabelais, Tours, CESR)
Expériences et secrets agronomiques dans le Jardinage (1578) d’Antoine Mizault

Le Jardinage (1578) d’Antoine Mizauld (1510-1578), astrologue et médecin de Marguerite de Valois, est un texte fondateur de l’agronomie française issu de la traduction du Secretorum agri enchiridion primum, hortorum curam […] paru en 1560. Ignoré des historiens, quand il ne fut pas accusé d’être l’œuvre d’un charlatan, ce traité vulgarisateur est calqué sur le modèle des traités d’économie rurale de l’Antiquité, mais il s’en distingue non seulement car il est ciblé sur l’horticulture, mais aussi car l’agronomie est présentée comme une pratique médicinale à part entière, dont la finalité est de soigner les plantes cultivées. Comme son titre latin le suggère, le Jardinage relève du corpus de la littérature des secrets. Il propose en effet au lecteur de pénétrer les arcanes de la protection des cultures horticoles par la redécouverte de savoirs perdus, principalement issus des Géoponiques grecques. La méthode de Mizault n’est pas seulement exégétique, puisqu’il tente de garantir la véracité de ses recettes antiques par des expérimentations menées in situ « en presence de quelques miens amis qui s’enquièrent du secret des choses, les voulans cognoistre par experience ». Par ailleurs, l’auteur rend compte de recettes merveilleuses, populaires ou de son invention, qu’il teste sans invoquer les Anciens. Cette construction des savoirs agronomiques par l’expérience révèle une conception de la réalité à la fois empiriste et sensualiste, fondée sur l’idée que l’homme est la mesure de toutes choses. En raison de ces perspectives « cliniques » et universalistes, le Jardinage préfigure les protocoles expérimentaux scientifiques et techniques modernes de l’agronomie horticole. 


Aurélien Ruellet (Université François-Rabelais, Tours)
Le système des privilèges d’invention et l’expérience

Dans cette communication, nous nous proposons de mettre en regard les catégories de pensée et d’action mobilisées d’une part par les administrations française et anglaise et d’autre part par les savants et techniciens dans la première moitié du XVIIe siècle. Depuis la Renaissance, les États européens délivrent des privilèges d’exploitation exclusifs à des procédés ou machines se présentant comme des inventions. Les procédures d’octroi de ces statuts dérogatoires étaient parfois assorties d’obligation d’éprouver l’efficacité du procédé proposé, même si la pratique de l’examen préalable, fermement institué en France à la fin du XVIIe siècle, n’est pas encore d’actualité au début du siècle. Ainsi, concomitamment au déploiement d’un « discours de l’expérience » (C. Licoppe) apparaissent les linéaments de pratiques technocratiques au sein desquels les experts (ingénieurs, gens de métiers, juristes) jouent un rôle croissant. Le mouvement est double : d’une part, le recours à l’État pour obtenir des avantages juridictionnels ou concurrentiels ou des récompenses a pour effet d’accréditer, voire d’anoblir, les prétentions des savants et des techniciens ; d’autre part, les procédures administratives de l’État se trouvent affermies par la mobilisation d’autorités scientifiques ou techniques. Cette dynamique, déjà étudiée par Liliane Hilaire-Pérez pour la France, se solidifie dans les procédures d’examen de l’Académie des Sciences et dans l’idéologie baconienne de la Société Royale de Londres. 

L’administration de la preuve par l’expérience et la force de celle-ci dépendaient étroitement de la qualité du public. Christian Licoppe ou Steven Shapin ont déjà montré l’importance que revêtait la civilité aristocratique dans la bonne conduite des expériences. Les procédures de délivrance des privilèges ne dérogent pas à la règle et mobilisent le plus souvent des témoins de qualité. Que signifie “faire expérience” dans le cadre des procédures de délivrance de privilèges, en France et outre-Manche ? Qui participait à de telles mises en scène ? En quoi ces expériences contribuent-elles à façonner la culture expérimentale de l’âge classique et les protocoles mis en œuvre par les savants ? Nous nous proposons de répondre à ces questions à partir des terrains anglais et français, en mobilisant notamment les résultats d’une thèse d’histoire récemment soutenue à l’université de Tours, ainsi qu’à partir du terrain néerlandais, qui a fait l’objet d’une enquête récente de Marius Buning.

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