Petits nombres en santé : socio-histoire d’une statistique médicale fragile
Appel à communications
Journée d’étude organisée le 03 octobre 2023 dans le cadre du projet Petits nombres en santé financé par la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord.
Avec le soutien du Cermes3 et du Médialab de Sciences Po.
Cette journée d’étude propose de revisiter l’histoire de la modernité statistique dans les mondes de la santé. Nous souhaitons circonscrire le domaine des « petits nombres », par opposition aux grands nombres des essais cliniques randomisés et des pratiques statistiques de la médecine des preuves (Evidence-Based Medicine). Il s’agit d’analyser l’apport d’opérations statistiques ou quantitatives simples, peu formalisées, à la production de savoirs médicaux et au gouvernement de la santé. En guise de cadrage, posons que les petits nombres sont produits en dehors des guidelines et autres protocoles standardisés qui circulent à l’échelle internationale depuis les années 1950. Le vocable « petit » peut faire ainsi référence à la taille des échantillons, mais aussi à la faible robustesse des statistiques, limitée par des méthodologies ou des moyens rudimentaires.
Jusqu’à présent, l’attention des chercheur·ses a porté sur le volet le plus sophistiqué et, à bien des égards, exceptionnel des statistiques médicales. Dans l’esprit des analyses d’Alain Desrosières sur la politique des grands nombres (Desrosières 1993) ou de celles de Theodore Porter sur les relations entre objectivité et quantification (Porter 1996), des travaux ont intégré la statistique au grand récit d’une médecine qui accède, grâce à elle, à une modernité sociale et scientifique (Foucault 2004, Desrosières 2008). Harry Marks a par exemple décrit la contribution de l’objectivité statistique à la régulation du marché pharmaceutique (Marks 1999). Un ensemble de recherches abordent les transformations de l’épidémiologie au XXe siècle, mettant l’accent sur la stabilisation des essais cliniques, dont les méthodes en sont venues à régir une recherche médicale centrée sur les médicaments. Le développement d’une épidémiologie des facteurs de risque (Oppenheimer 2005, Berlivet 2005) et la mathématisation des épidémies (Engelmann 2021) sont également étudiés.
Or, le caractère imposant de la médecine des preuves a détourné l’attention du maintien de pratiques de quantification plus modestes. Si plusieurs auteurs mettent en garde contre les risques de présenter une image idéalisée du recours à la statistique par l’État, les organisations de santé (Berlivet 2013, Graeber 2015, Buton 2015, Thomas 2018) et au-delà (Newfield et all 2022 ; Martin 2020), peu de travaux s’intéressent à cette statistique pauvre. Une telle démarche revêt pourtant un double intérêt. Un premier, celui de mettre en lumière des pratiques de quantification éloignées géographiquement ou intellectuellement des pôles d’innovation statistique (principalement états-uniens et britanniques), dans les contextes où les infrastructures, les moyens limités, ou les choix méthodologiques ne permettent pas, en général, de produire des données solides, susceptibles d’être agrégées ou comparées. Un second intérêt, celui de faire ressortir des situations ordinaires où les petits nombres sont adaptés aux besoins. Certains problèmes ne justifient pas d'investir dans des études sophistiquées. Il apparaît, dans ces conditions, que la valeur des statistiques ne correspond pas nécessairement à leurs qualités intrinsèques, ou à un certain raffinement, mais à leur valeur d’usage.
L’opposition entre grands et petits nombres doit cependant être nuancée. Des statistiques de différentes natures coexistent en effet dans de mêmes environnements scientifiques ou bureaucratiques. Des études quantitatives non probabilistes se sont développées parallèlement aux essais cliniques randomisés dans le but de les compléter, comme les recherches behavioristes censées remédier aux zones d’ignorance créées par le cadre aseptisé des essais cliniques (Murphy 2017). La médecine des grands nombres a régulièrement fait appel à une statistique non probabiliste. C’est avec l’objectif d’envisager une autre histoire de la modernité statistique que l’on cherchera aussi à retracer des généalogies aux pratiques statistiques contemporaines, telles que la real world evidence, qui se présentent comme des alternatives aux essais contrôlés randomisés.
La journée d’étude pousse à ouvrir de nouveaux terrains empiriques ou à revisiter d’anciennes enquêtes à l’aune d’une socio-histoire alternative des statistiques médicales. Nous invitons toute communication à se saisir, de manière transversale ou non, des axes de réflexion suivants, sans se limiter aux exemples qui illustrent le propos :
Axe 1 : Situations
Le premier axe porte sur les configurations et les espaces de production des petits nombres dans le champ de la santé. La fragilité des statistiques renvoie-t-elle forcément à un positionnement à la marge ? Quels collectifs, quelles institutions élaborent ces données ? Si la production des grands nombres bénéficie en général des ressources humaines et matérielles de la statistique publique ou d’établissements puissants de recherche, les petits nombres semblent au contraire produits en dehors des infrastructures nationales de collecte, et parfois à distance de l'État.
Plusieurs exemples en témoignent. La production des statistiques scientifiques a pu reposer sur l’installation de « stations », des institutions de recherche isolées chargées de décrire leur environnement (Lachenal 2016). Les mouvements d’épidémiologie profane constituent un autre exemple de quantification menée sans le soutien d’institutions centrales. Ce travail est souvent mis en oeuvre afin de pousser l’État à investir de nouveaux problèmes de santé (Brown 1987, Bruno et al. 2014). Certains petits nombres sont produits dans les coulisses des institutions légitimes : les données de vie réelle reposent sur un travail administratif routinier et invisibilisé au sein des hôpitaux (tout en nécessitant la construction d’imposantes infrastructures de stockage des données de santé). En médecine, la clinique hospitalière reste un espace important de production des savoirs sur le corps et les maladies, y compris des savoirs quantitatifs non probabilistes. En somme, il s’agit d’examiner les soutiens – ou l’absence de soutien – institutionnels ou matériels apportés à la production des petits nombres. Nous nous demanderons aussi comment les producteur·rices de ces données se positionnent vis-à-vis d’autres domaines de la statistique, médicale ou non.
Axe 2 : Méthodes
Le second axe touche aux méthodes de production des petits nombres. Définis négativement, nous appelons petits nombres les nombres caractérisés par un manque d'adhésion aux canons de la modernité statistique (probabilités, randomisation et standardisation des protocoles). Définis positivement, les petits nombres désignent des nombres construits à partir d’agrégats simples (addition, soustraction, moyenne…), des listes d’entrées, des descriptions statistiques.
L’épidémiologie descriptive, qui reste, au XXe siècle, au coeur de la lutte contre les fléaux sociaux – comme la tuberculose ou l’alcoolisme –, est un cas emblématique de l’utilisation de nombres peu raffinés, mais produits à grande échelle, impliqués dans la description et le gouvernement des maladies. La clinique fournit d'autres exemples. L’omniprésence – au moins discursive – des références aux essais cliniques randomisés peut nous faire oublier que le recours aux petits nombres est courant dans l’univers de la clinique (Weisz 2005). Enfin, l’engouement contemporain pour les données de santé constitue un exemple supplémentaire de l’intérêt pour les données agrégées, produites en dehors du cadre expérimental des essais cliniques.
Nous ne sous-entendons pas que les petits nombres sont incomplets. Une démarche plus fructueuse consisterait plutôt à mettre en évidence les normes sur lesquelles ils s’appuient. Pour reprendre la terminologie proposée par Alain Desrosières (2008), quelles conventions sous-tendent la production de ces statistiques ?
Axe 3 : Valeurs
Enfin, le troisième axe s’intéresse aux processus de valorisation des petits nombres. Ces derniers portent en eux la possibilité d’une critique qui, dans les faits, se concrétise rarement. S’ils peuvent être jugés faibles selon les canons de la modernité statistique, ils continuent à être prisés dans les mondes de la santé. Selon quels mécanismes ces nombres échappent-ils à la critique, sont-ils justifiés, ou prennent-ils de la valeur ? Quelles sont les conditions de leur félicité ?
On peut d’ores et déjà identifier plusieurs ressorts. D’abord, les petits nombres permettent de toucher à des aspects de la « vie réelle » que le cadre artificiel des essais cliniques contrôlés tend à faire disparaître (comme le comportement des individus au quotidien), et donnent des réponses simples à des questions que le raffinement des grands nombres ne permet plus de trancher. Dans le gouvernement de la santé, ils permettent de mesurer des phénomènes ou d’évaluer des dispositifs, et justifient des prises de décision et des formes d’administration. Plusieurs travaux ont abordé la production et le rôle d’indicateurs quantitatifs dans le gouvernement de la santé, par exemple à l’hôpital (Juven 2016) ou sur les scènes internationales (Adams 2016, Brissaud 2022, Gaudillière et al. 2022) Enfin, les petits nombres remédient à l’absence d’infrastructure de collecte et servent parfois à politiser un problème de santé. Dans le cadre des transformations contemporaines de la santé, nous encourageons à porter une attention particulière à la valorisation économique de ces statistiques, par exemple autour de la création des marchés des données de santé.
Modalités de participation
Les propositions de communication ne dépasseront pas 2500 signes (hors bibliographie) et mettront en avant le matériau empirique utilisé. En dehors des travaux de socio-histoire de la statistique et de la santé, les propositions s’inscrivant dans les domaines de la sociologie, de l’histoire, de la science politique, de l’anthropologie ou d’autres disciplines des sciences sociales sont les bienvenues. Nous invitons toutes les propositions mettant en évidence le recours à des nombres fragiles sur leur terrain d’enquête en sciences sociales de la santé à participer à ce chantier de recherche.
Les propositions de communication devront être déposées sur le site de la journée d’étude le lundi 26 juin 2023 au plus tard : https://nombresante.sciencesconf.org/ [Pour tout dépôt d’une proposition de communication, la création d’un compte sur Sciencesconf (gratuit) est obligatoire. Dans l’onglet “résumé” limité à 2500 signes, les références bibliographiques éventuelles seront indiquées sous la forme “(Auteur·ice, Date)”. Une bibliographie pourra être indiquée aux formats habituels dans la rubrique “commentaire”.]
La journée d’étude aura lieu en présentiel le 03 octobre dans les locaux de la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord à Saint-Denis (93). Les déplacements en train et l’hébergement sur site la veille seront pris en charge par le projet Petits nombres en santé.
Pour toute question, n’hésitez pas à écrire aux organisateurs, Kylian Godde (kylian.godde@gmail.com) et Gaëtan Thomas (gaetan.thomas1@sciencespo.fr).
Bibliographie:
Adams, Vincanne. 2016. Metrics: What Counts in Global Health. Durham, Duke University Press.
Berlivet, Luc. 2005. « “Association or causation?” The debate on the scientific status of risk factor epidemiology, 1947-c. 1965 ». Clio medica. 75:39‑74.
Berlivet, Luc. 2013. « Les ressorts de la « biopolitique » : « dispositifs de sécurité » et processus de « subjectivation » au prisme de l’histoire de la santé ». Revue d’histoire moderne et contemporaine 60-4/4bis(4):97.
Brissaud, Constantin. 2022. « La quantification internationale au concret. Luttes autour de la nomenclature des dépenses de santé à l’OCDE ». Revue française de science politique 72(1‑2):103‑26.
Bruno, Isabelle, Emmanuel Didier, et Julien Prévieux. 2014. Statactivisme: comment lutter avec des nombres. Paris: Zones.
Buton, François. 2015. « Une agence tout risque ? La veille sanitaire comme savoir de gouvernement ». Mémoires pour l’Habilitation à diriger des recherches, Université Lumière Lyon 2.
Desrosières, Alain. 2013. Pour une sociologie historique de la quantification : L’Argument statistique I. Paris: Presses des Mines.
Desrosières, Alain. 2014. La politique des grands nombres: histoire de la raison statistique. Paris: La Découverte.
Engelmann, Lukas. 2021. ERC-funded project “The Epidemy, A History of Epidemiological Reasoning” 2021-2025.
Foucault, Michel. 2004. Sécurité, territoire, population: cours au Collège de France, 1977-1978. édité par M. Senellart, F. Ewald, et A. Fontana. Paris: Seuil : Gallimard.
Gaudillière, Jean-Paul, Andrew McDowell, Claudia Lang, et Claire Beaudevin, éd. 2022. Global health for all: knowledge, politics, and practices. Rutgers University Press.
Graeber, David. 2015. Bureaucratie. Paris: Éditions les Liens qui libèrent.
Juven, Pierre-André. 2016. Une santé qui compte ? Les coûts et les tarifs controversés de l’hôpital public. Paris : Presses Universitaires de France.
Lachenal, Guillaume. 2016. « At home in the postcolony: Ecology, empire and domesticity at the Lamto field station, Ivory Coast ». Social Studies of Science 46(6):877‑93.
Marks, Harry. 1999. La médecine des preuves: histoire et anthropologie des essais cliniques(1900 - 1990). Paris: Institut Synthélabo.
Murphy, Michelle. 2017. The economization of life. Durham ; London: Duke University Press.
Newfield, Christopher, Anna Alexandrova, et Stephen John, éd. 2022. Limits of the Numerical: The Abuses and Uses of Quantification. Chicago, University of Chicago Press.
Oppenheimer, Gerald M. 2005. « Becoming the Framingham Study 1947–1950 ». American Journal of Public Health 95(4):602‑10.
Porter, Theodore M. 1995. Trust in numbers: the pursuit of objectivity in science and public life. Princeton, Princeton University Press.
Thomas, Gaëtan. 2018. « La politique des petits nombres : comment appréhender l’histoire de la statistique vaccinale et de ses effets ? » Statistique et Société 6(3):39‑44.
Weisz, George. 2005. « From Clinical Counting to Evidence-Based Medicine ». P. 377‑93 in Body counts: medical quantification in historical and sociological perspective, édité par G. Jorland, A. Opinel, et G. Weisz. Montreal: McGill-Queen’s university press.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire