Les experts avant l’expertise - Formes historicisées du conseil et du recours à l’expérience
Appel à contributions
Depuis plusieurs années, l’analyse des processus d’expertise et la formation de la figure de l’expert ont suscité l’intérêt de la science politique, de l’histoire et des sciences sociales. Dans la mesure où l’expertise apparait aujourd’hui comme une modalité légitime d’édiction de la norme dans nos sociétés, toutes les décisions et leur commentaire dans l’espace médiatique peuvent sembler susceptibles d’expertise : le statut d’un médicament comme le risque climatique, la pertinence d’une réforme de politique publique comme la signification d’un événement géopolitique. Cette omniprésence suscite un certain nombre de questionnements bien identifiés qui ont été largement mobilisés par les débats autour des « démocraties techniques » (renvoyant aux critiques de Foucault, Habermas, etc.).
Notre intention dans ce dossier thématique est donc de proposer une approche à la fois nettement historicisée de la notion, par le retour sur des périodes où experts et expertises apparaissaient moins circonscrits, et plus transversale, en rattachant la notion elle-même au cadre plus général du conseil, dont elle constitue l'un des dérivés.
Ce dossier thématique entend ainsi proposer une première ébauche de généalogie de l’expertise en interrogeant les manifestations antérieures à la dénomination même et à la caractérisation de « l’expert » comme acteur et instance autonome. Si le terme « expertise » est attesté en français dès le XIVe siècle, son sens évolue de la simple « habileté, adresse expérience » à la pratique qui consiste à faire intervenir un intermédiaire spécialisé au sein d’une situation de litige ou d’incertitude. Ainsi, la première apparition du terme dans le Dictionnaire de l’Académie française en 1798 désigne bien cette opération des experts. L’évolution de la notion à la période moderne invite ainsi à s’interroger sur les pratiques que le terme désigne. Quels types de conseils, de recours à l’expérience ou aux savoirs de connaisseurs attestent en effet comparativement les périodes antiques, médiévales ou modernes ? Que révèle par ailleurs une démarche transversale, soucieuse de croiser, outre les moments, les contextes et les objets de production (conseil politique, jugement médical, expertise technique, juridique, etc.) ? Comment s’est déployée en somme une expertise prise dans des logiques globales qui relevaient encore largement des catégories générales de l’expérience et du savoir ?
Le dossier thématique sera présenté à la Revue Astérion https://asterion.revues.org/
Axes thématiques
Afin d’éclairer ces questions par de nouvelles perspectives, plusieurs axes, qui constituent autant d’hypothèses de travail, ont été retenus comme cadre d’analyse, sans être toutefois exclusifs.
1. Questionner les « bornes » de l’expertise : une notion fluctuante et perméable aux registres génériques du conseil et du recours à l’expérience.
Il est d’usage de dater la constitution institutionnelle et judiciaire de l’expertise au XVIIIe siècle. Sans remettre en cause cette généalogie, n’est-il pas possible de signaler, dans les périodes antérieures, des moments singuliers où le conseil emprunte des formes analogues ? Que nous apprend, en outre, la perméabilité persistante durant ces périodes entre les logiques du conseil, constamment sollicité pour éclairer les conjonctures, et celles de l'expertise? Le premier, fondé sur la sagesse et les qualités morales emprunte également au savoir-faire et au savoir technique. Dans ces moments embryonnaires, l’expertise-conseil semble s’inscrire en effet à la fois dans une forme de quotidienneté (appel courant à « ceux qui savent », témoins et professionnels, sages et érudits) et de transversalité (il n’y a pas de bornes strictes séparant conseil et expertise). En cela, la notion excède largement le contexte du contentieux, a fortiori juridique. Elle apparaît diluée dans les instances poreuses du conseil, de l’évaluation ou de la décision, publique ou non.
2. Interroger particulièrement la dimension linguistique et rhétorique de cette généalogie
La question de la dénomination invite particulièrement à doubler l’approche historicisée que nous venons d’évoquer d’une attention spécifique à la langue, aux mots qui désignent l’expertise et l'expert, avant même que le mot ne se stabilise et ne circonscrive sa propre signification. En somme, qu'en est-il de l'expertus avant l'expert, avant que l'expertise ne devienne ce qu'elle est aujourd'hui avant tout – mais pas seulement – à savoir "le recours à une analyse compétente dans des situations contentieuses" comme l'écrit Guillaume Calafat, "une compétence technique ou scientifique mise au service d’une juridiction"? Car l'expertus latin est d'abord celui "qui a fait ses preuves, qui a de l’expérience" (du verbe experiri). Cette étymologie nous invite par exemple à considérer les qualités de ces hommes que les textes communaux italiens du XVème siècle appellent indistinctement "esperti", "periti", "pratichi", "prudenti" ou "savi" afin d'éclairer la nature du savoir qui est attendu d'eux quand ils conseillent et éclairent la politique du temps. N'observe-t-on pas ensuite dans le temps, dans la désignation de la peritia ou expertise, un glissement sémantique du sujet vers l'objet ? De la qualité d’une personne, de la valeur que son expérience des choses du monde confère à son jugement, au produit final et au jugement rendu ? La peritia acquise par l'expérience, gage de compétence, désignant d’abord la qualité d’une personne, devient qualité du jugement ou de l'analyse rendue. Nous pensons de même que l’attention aux contextes d’énonciation et aux codes rhétoriques peut s’avérer révélatrice. L‘appel aux « experts » est-il sollicité pour la forme ? S’inscrit-il dans une tradition ou un rite d’énonciation ? Fait-il autorité ou débat ? Est-il contraignant ou non ? En quoi les spécificités linguistiques (« jargon » technique ; recours à des références spécifiques) sont-elles constitutives de l’autorité même de l’expert ?
3. Prêter attention aux conditions pratiques de production du conseil
Le conseil des « experts » ne saurait enfin être coupé des conditions effectives de sa production : circuit institutionnel, moyens techniques et économiques autorisant son expression, matérialité des supports de production et de conservation, etc. Mettre l'accent, autant qu'il est possible, sur cette dimension pratique de l’expertise permet de souligner l’aspect en partie routinier du conseil, son inscription dans le tissu même des relations sociales ordinaires : nous chercherons dans les différents champs évoqués (conseil politique, expertise technique, expertise médicale, juridique, marché de l’art) à comprendre ce qui préside aux modalités de formation du conseil, à sa matérialité, à la façon dont il est communiqué, aux réseaux qui le conduisent, et enfin à la façon dont il est réceptionné et traité.
L'enjeu critique du dossier est ainsi d'adopter une vision plus globale du sujet, de sortir de la vision très contemporaine de l'expertise rapportée aux périodes anciennes, qui constitue l'expertise comme fonction distincte. Pour cela, nous voudrions, entre autres, réfléchir sur l’expert au sens large, celui qui détient l'expérience et la compétence, pas seulement l’acteur institutionnalisé comme tel.
Périodes couvertes : de la période antique à l'époque moderne.
Envoi des propositions et Contacts :
Les propositions de contribution au dossier (2000 signes maximum) sont attendues jusqu'au 25 novembre.
N'hésitez pas à demander un complément d'information aux coordinateurs du projet
(derrico.dora@gmail.com et julia.castiglione1@gmail.com)
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