L’Etat réactif : acteurs, politiques et temporalités de l’urgence
Appel à communications pour une journée d’étude, 22 novembre 2013, ENS Cachan
Organisée par l’ISP, financée par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales (ENS Cachan)
Une approche temporelle et politique de l’urgence
L’urgence a-t-elle envahi le monde, tant public que privé ? Les institutions les plus solides comme la justice ou la protection sociale verraient s’agrandir les domaines réservés au traitement en urgence, les multiples crises financières et bancaires semblent cycliquement tirer leur cortège de sommets pour sauver l’euro, l’Union européenne, voire l’économie occidentale... Le nombre de lois utilisant la procédure d’urgence a explosé depuis le début des années 2000. Dans les secteurs professionnels, où la concurrence s’accroît sous la pression de la financiarisation de l’économie et de son horizon de rentabilité à court terme, l’urgence deviendrait un culte aliénant conduisant à surnager dans une culture de l’excellence, au prix parfois de tomber en dépression (Aubert N., 2003). Dans la vie privée, elle prendrait l’allure d’un leitmotiv récurrent : « je n’ai
pas le temps, je vis dans l’urgence ». Elle en viendrait même à être assimilée à une « dictature », au sens où l’urgence aurait si profondément infiltré tous les domaines de l’existence qu’en sortir paraîtrait, sinon impossible, du moins peu probable (Finchelstein G., 2011). Ce catastrophisme ambiant ne guide pas seulement les essais politiques, il oriente aussi des travaux scientifiques. Au terme de son ouvrage dont la réception en France a eu un écho certain, Hartmut Rosa ne voit pas d’issue à la logique d’accélération propre à la modernité (Rosa H., 2010). Face à un monde immaîtrisable, nous serions contraints à la réaction précipitée à courte vue, plutôt qu’à l’action anticipée grâce à une hauteur de vue. L’urgence permanente entraverait alors la politisation de l’existence en condamnant à des orientations sans alternative, superficielles et de court terme : « l’urgence simulacre » constituerait notre principal horizon politique (Laïdi Z., 2000).
C’est à cette problématisation de l’urgence, à la fois temporelle et politique, que nous invitons les contributeurs. Cette réflexion s’enracine dans le séminaire « Actions publiques d’urgence », qui, depuis septembre 2011, s’appuie sur la comparaison de diverses enquêtes de terrain. Il ne s’agit pas d’entrer dans l’urgence par sa dimension d’ « exception » normative (la figure de l’état d’urgence comme suspension légale de la loi), mais bien de se confronter à sa dimension temporelle (les rythmes, les tempos, les horizons temporels, les durées) pour en évaluer les conséquences politiques. Pour inaugurer ce qui peut apparaître comme une contribution au problème général des temporalités de l’action publique, nous partons d’enquêtes sur des actions publiques dont la spécificité est que l’« urgence » y occupe une place centrale. Nous procédons par comparaison de divers terrains : le traitement en temps réel des affaires pénales (Bastard B. et Mouhanna C., 2007), l’accélération de la résolution des cas de divorce (Bastard B. et alii, 2012)), l’adoption et la diffusion de la visioconférence dans les tribunaux (Dumoulin L. et Licoppe C., 2010), la conduite de la guerre et ses diverses temporalités, l’organisation de réponses apportées aux crises de santé publique (Gilbert C. et Henry E. dir., 2009), l’émergence et l’institutionnalisation du secours d’urgence dans le domaine médical (Chave F., 2010 ; Nurock M., 2007) et l’assistance (Lipsky M. et Smith S., 2011 ; Gardella E., 2010 ; Cefaï D. et Gardella E., 2011).
Nous en avons tiré la conviction qu’un travail d’inventaire et de clarification doit se faire en élargissant la diversité des cas d’actions publiques d’urgence. Cette perspective comparative et empirique permet dans un premier temps de prendre un peu de recul vis-à-vis de la multiplication des essais catastrophistes sur l’urgence. Peut-on alors « cartographier » celle-ci dans les sociétés dites modernes ? Celle-ci se diffuse-t-elle effectivement « de plus en plus » dans les divers recoins de l’action publique et, le cas échéant, comment « mesurer » cette augmentation supposée de la surface occupée par l’urgence ? Ensuite, pour éviter les pièges d’une personnification de « l’urgence » et la réification d’un « système » incontrôlable, il est nécessaire de réintroduire des acteurs, des actions, des situations, des responsabilités dans l’analyse. On peut alors se rendre attentif à la diversité des formes que l’urgence peut prendre au sein des pratiques quotidiennes de l’action publique, que cette dernière fasse de l’urgence une norme institutionnalisée, comme dans le cas de la justice, de la médecine ou de l’assistance, ou que l’urgence émerge de façon inattendue ou ponctuelle. Enfin, de ces terrains de l’action publique d’urgence, quelle contribution à l’analyse des temporalités politiques peut-on induire ? Dans le rapport que le chercheur en sciences sociales entretient avec le passé, Pascale Laborier et Danny Trom ont distingué deux postures, que nous pouvons élargir au rapport au temps en général (Laborier P. et Trom D., 2003, p. 12). Dans la première, « le sociologue occupe une position de surplomb ». Les politiques sont analysées « dans le temps », en considérant « le temps » (et ses diverses échelles, le quotidien, la biographie, la longue durée) comme une catégorie d’analyse exogène à l’action (Pierson P., 2011). Nous proposons d’aborder le temps en empruntant la seconde entrée
distinguée par Laborier et Trom : réintroduire les temporalités dans l’action en train de se faire.
Pour schématiser, nous pourrions dire que nous n’abordons pas l’action dans le temps, mais le temps dans l’action. Nous proposons de prendre comme point de départ de l’analyse les temporalités comme catégories de l’action : accélérer, temporiser ou ralentir, anticiper ou improviser, s’appuyer sur des situations passées, faire table rase ou se diriger vers un avenir souhaitable, fixer des durées quantifiées ou s’engager dans des durées indéterminées...
L’enquête porte prioritairement sur les expériences et les usages des temporalités dans l’action publique, et les terrains de l’urgence paraissent particulièrement propices à ce type d’investigation. Il s’agit alors de saisir comment des horizons temporels à plus ou moins court terme, des tempos plus ou moins rapides, des rythmes plus ou moins contraints émergent, se consolident, font l’objet de controverses, se transforment et, pourquoi pas, disparaissent. C’est à ce travail de clarification et d’élucidation des temporalités politiques, accompli ici sur les terrains des actions publiques d’urgence et appuyé sur des données de première main, que nous invitons celles et ceux qui souhaitent se joindre à nos réflexions dans le cadre de cette journée d’étude.
Deux propositions de cadrage
Nous proposons de partir de deux façons de problématiser l’action publique d’urgence, que les interventions pourront discuter frontalement.
Première proposition : plutôt que de parler de façon homogène de « l’urgence », au singulier, mieux vaudrait en aborder la diversité des manifestations. Sans exclusive, nous en proposons trois types :
- les urgences institutionnalisées dans des dispositifs fonctionnant en continu, tels les services des urgences médicales, des urgences judiciaires, des urgences sociales ;
- les urgences comme dispositifs de régulation de catastrophes ponctuelles, aussi bien les dispositifs de « veille » que les façons d’improviser face à des dangers non anticipés. Ces analyses concernent autant les crises sanitaires ou les catastrophes naturelles, que les crises « sécuritaires » ou les situations de guerre ;
- les urgences du quotidien professionnel, comme le stress au travail, le sentiment de débordement au quotidien, les difficultés liées à la multiactivité au travail (Bidet A., 2011).
Seconde proposition : l’urgence comme action publique est souvent rabattue sur plusieurs dimensions temporelles mélangées, qu’il est pourtant possible de distinguer : un très bref délai de réaction face à une situation vue comme problématique ; un tempo rapide d’exécution ; un horizon temporel de court terme qui conduit à évaluer quasi immédiatement l’efficacité de l’action. Or il existe des actions qualifiées d’ « urgence » dont l’horizon temporel n’est pas de court terme mais indéterminé, et dont l’accomplissement se fait sur un tempo très lent. En revanche, une dimension temporelle semble commune aux diverses actions publiques d’urgence : une grande réactivité de l’action, qui passe par la fixation de priorités. Nous pourrions ainsi résumer provisoirement en disant qu’agir en urgence, c’est suivre une règle de réactivité, c’est se sentir obligé de réagir le plus rapidement possible à un problème. Si cette règle peut être diffuse dans l’ensemble du corps social, nous la traitons ici sous ses formes plus ou moins institutionnalisées dans les multiples domaines où s’exerce une action publique. Comment les autres dimensions temporelles de l’action s’articulent à cette norme de réactivité ? Existe-t-il des « cas négatifs », où l’urgence s’accompagne au contraire d’un impératif de report, de délai, de temporisation ?
C’est dans ce sens que nous interrogeons les actions publiques d’urgence non pas à partir de la figure classique de l’Etat d’urgence, mais en passant par celle de l’ « Etat réactif », en rappelant tout de suite que nous appréhendons l’Etat à partir des acquis de la sociologie politique de l’action publique : l’Etat agit au sein d’une multiplicité d’acteurs qui constituent l’action publique.
Pistes d’enquête sur l’Etat réactif
Si l’urgence paraît aller de soi aujourd’hui, la « réactivité » est loin d’être une donnée naturelle de l’action ou un mode de domination hégémonique. Elle est même diversement répartie, selon les ressources sociales et selon les situations (Martuccelli D., 2004). C’est par un effort de dénaturalisation de l’action publique d’urgence que nous aimerions analyser la figure de « l’Etat réactif » selon trois perspectives d’enquête complémentaires :
- L’État réactif en action
Qui définit l’urgence ? Les divers protagonistes en jeu ne partagent pas nécessairement une définition commune de la situation : ce qui paraît relever d’une « urgente nécessité » pour les uns relève pour les autres d’un problème routinisé qui peut être reporté ou temporisé. Décrire l’urgence passe par décrire la façon dont une définition de situation en termes d’urgence, au niveau des pratiques quotidiennes, s’impose comme légitime et partagée. Que font ensuite les acteurs quand ils tentent de remédier au plus vite à une situation d’urgence ? L’urgence peut émerger telle un événement imprévu, nécessitant des improvisations (Mendonça D., Webb G. et Butts C., 2010). Mais l’urgence peut aussi être encadrée dans des dispositifs d’anticipation : instruments de veille et d’alerte, grilles pour détecter des menaces et des dangers qui couvent. Comment se matérialisent les tensions entre anticipation et réaction quand les acteurs se retrouvent face à des situations d’urgence ?
- Pourquoi la réactivité publique s’institutionnalise ?
Comment et pourquoi l’exigence de réagir rapidement s’institutionnalise dans certains cas, et pas dans d’autres ? Comment un problème est catégorisé et configuré publiquement comme « urgent » ? A quel niveau de l’action publique des dispositifs de réactivité s’organisent durablement ? Plusieurs pistes peuvent être abordées. Deux « modèles » semblent utilisés pour justifier la réactivité de l’action publique : le management (et notamment le New Public Management) et les urgences médicales. Quelle place leur faire dans l’ensemble des causes de l’Etat réactif ? En quoi le management public sert-il de justification pour imposer une réactivité administrative permanente ? Quelle place occupe le « modèle » de l’urgence médicale : en quoi sert-il de métaphore ou de style d’action à transférer dans d’autres secteurs ? Mais peut-on globalement identifier des causes communes aux diverses actions publiques d’urgence, ou bien s’agit-il à chaque fois de moteurs singuliers ? Qui sont les « impulseurs de réactivité », les « entrepreneurs d’urgence », les « propriétaires » de cette définition du problème public ?
- Les conséquences de l’Etat réactif aux différents niveaux de l’action publique
Au niveau du quotidien de l’action publique, quels changements sur les pratiques professionnelles sont perçus par les acteurs ? Vivent-ils leur mission comme une poussée d’adrénaline excitante, comme une incitation à la productivité quantitative, comme l’évidement du sens de leur travail ? Et comment réagissent-ils à cette expérience de la réactivité ? Comment et pourquoi tentent-ils, quand c’est le cas, de résister, de cantonner, de contourner l’injonction et la pression à la réactivité ? A un niveau organisationnel, une conséquence souvent observée, quand la réactivité s’institutionnalise, est que le service d’urgence voit ses demandes augmenter : les professionnels se sentent alors assiégés, pris entre la nécessité de répondre à toutes les demandes « urgentes » et de garder la main sur leurs ressources pour répondre à des « urgences » encore plus graves susceptibles d’arriver. Au coeur du quotidien, une tension émerge pour fixer des priorités, entre les problèmes à résoudre immédiatement et les problèmes à venir, virtuellement plus graves. La gestion des places dans les services d’urgences, médicales, psychiatriques ou sociales, est un cas où cette tension temporelle sur la fixation des priorités s’observe clairement. Mais celle-ci peut-elle s’observer sur d’autres terrains où la réactivité est érigée en norme de l’action publique ?
Les temporalités de l’urgence ne sont pas seulement sources d’épreuves de justice locale, elles sont aussi des supports de relation de pouvoir. Qui impose à qui son emploi du temps, ses priorités et plus largement son rapport au temps (Bessin M., 1999) ? Quels rapports de force les impositions de rythmes, de tempos et d’horizons temporels donnent-elles à voir (Michon P., 2005 ; Gardella E., 2010) ? Quelle(s) politiques du temps, quelles « chronopolitique(s) » (Rosa H., 2010 ; Inerarrity D., 2008) l’Etat réactif produit-il ?
Enfin, pour repolitiser les temporalités de l’urgence et ne pas en faire le résultat d’une machine incontrôlable lancée à grande vitesse, il s’agit de se mettre à la recherche de la réflexivité critiquedes acteurs dans leur rapport au temps. Peut-on observer aux divers niveaux de l’action publique, des réactions qui remettent explicitement en cause la dimension urgentiste ou réactive de l’action publique ? Souvent justifiée par un état de « nécessité » qui ne souffre aucun délai, est-ce qu’une telle définition fait pour autant l’objet de pratiques et de tactiques de « temporisation » voire de « freinage », qui ont depuis longtemps été observées dans le monde de l’entreprise où réactivité rime avec profit et productivité ? Peut-on identifier des « écologies temporelles » (Grossin W, 1996), où la question des temporalités d’urgence fait l’objet de contestations ? A partir de cette dernière piste, dans quelle mesure peut-on proposer une perspective de « pragmatique temporelle », où l’urgence, la réactivité, et au-delà, les temporalités, ne s’imposent pas uniquement comme des structures intériorisées et contraignantes, mais sont également des épreuves que traversent les individus, à partir desquelles ils arment des critiques pour proposer des politiques et des éthiques temporelles alternatives ?
Format et calendrier des communications
A partir de ces questionnements et pistes qui restent évidemment ouverts, les propositions de contribution, fondées impérativement sur des enquêtes empiriques, sont attendues pour le 10 juin 2013. Les propositions devront faire 6 000 signes, et indiquer le(s) terrain(s) étudié(s), la méthode utilisée et les hypothèses ou résultats qui seront exposés en lien explicite avec l’appel à communication.
Les réponses seront envoyées le 15 juillet 2013.
Les propositions acceptées feront l’objet d’un papier (entre 20 000 et 30 000 signes), à rendre avant le 1er novembre 2013, afin d'enrichir la discussion initiée par les discutant(e)s.
La journée d’étude aura lieu le vendredi 22 novembre 2013 à l’ENS Cachan. La perspective d’une publication dans une revue ou dans un ouvrage collectif est envisagée.
Contact : etatreactif@yahoo.fr
Comité organisateur :
Edouard Gardella (ISP Cachan)
Laurence Dumoulin (ISP Cachan - CNRS)
Benoît Bastard (ISP Cachan - CNRS)
Claire Miot (ISP Cachan)
Camille Lancelevée (IRIS)
Frédéric Vagneron (CRH, CERMES3)
Mauricio Aranda (Université Paris X- Nanterre)
Anthony Pregnolato (Université Paris X – Nanterre)
Comité scientifique :
Marc Bessin (IRIS-CNRS)
Alexandra Bidet (CMH - CNRS)
Pierre-Marie Chauvin (MCF Paris 4)
Frédérique Chave (Economix – Paris Ouest)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire