Corps difficiles et maîtrise émotionnelle du « sale boulot »
Appel à communication pour le 5ème Congrès de l’AFS Nantes, 2-5 septembre 2013, Réseau thématique 17 Gestion politique du corps et des populations
Un certain nombre de « figures », et les réalités sociales qu’elles mettent au jour, se voient refuser, de manière croissante, l’accès à l’espace public et à la visibilité depuis la seconde moitié du XXe siècle : les pauvres (gentrification des centres urbains et évacuation systématique hors des espaces publics), les prostituées (sanitarisation et contrôle de la sexualité vénale), les vieillards (institutionnalisation de la gériatrie), les mourants (évacuation massive vers l’hôpital à partir des années 1960), certains types de handicaps (introduction en 1975 de l’avortement pour « handicaps et maladies d’une particulière gravité »), les cadavres (croissance exponentielle de la crémation à partir de la seconde moitié des années 1970)… et la liste n’en est sans doute pas exhaustive. Ce phénomène signale-t-il, et/ou précipite-t-il, une hausse spécifique de la sensibilité à l’égard de ces réalités sociales ? Aurait-t-on affaire à des transformations dans leur traitement social et leur acceptation collective ? Qu’est-ce que ces corps « difficiles » font aux professionnels qui y sont confrontés ? Comment s’efforcent-ils de les rendre « tolérables » ?
C’est, de manière très concrète, à travers ce qui est dit et surtout ce qui est fait des corps et, plus exactement, le dégoût et les affects négatifs qui en accompagnent le traitement, qu’on cherchera à répondre à ces différentes questions.
Les figures et conditions sociales stigmatisées suscitent volontiers des réactions négatives souvent vécues dans le registre du« somatique » ou du « spontané ». Mary Douglas souligne pourtant qu’« il n’y a rien de dégoûtant en soi : est dégoûtant ce qui désobéit aux règles de classification propres à un système symbolique donné ». La répulsion pour les humeurs, les excréta, ou les corps vécus comme « dégoûtants » serait une construction socio-historique. À chaque situation sociale, ses réactions attendues. Elles y seront plus ou moins ressenties, exprimées ou au contraire plus ou moins neutralisées, mises en partage ou « désensibilisées ». À chacun alors de se mettre en conformité avec les règles affectives du lieu et du milieu, à des coûts plus ou moins élevés selon le décalage ressenti avec ces attentes, explicites ou implicites. Le dégoût et les affects jettent donc un éclairage précieux sur les situations sociales où ils surgissent, en ce qu’ils s’avèrent un révélateur de valeurs partagées, locales ou générales qu’on s’attachera à faire surgir à l’aide de corpus consistants et systématiquement analysés. On se demandera aussi quelle est la part de stigmatisation proprement sociale (en termes d’appartenance de de groupes) dans ces différents mouvements d’exclusion.
C’est là s’interroger aussi, et plus généralement, sur les services que rendent le visible et le sensoriel à celui qui observe les évolutions du « sensible ». Ont-ils une forte valeur heuristique ? S’agit-il de révélateurs fidèles ? Ou bien faut-il adopter quelques précautions avant de s’y fier ? C’est reposer ici et aujourd’hui la question du statut épistémologique du « corps » (et des émotions qu’il suscite) comme instrument de lecture du monde social.
Mais on abordera de préférence ces questions à travers l’analyse des pratiques professionnelles et ce, pour deux raisons. La première est d’ordre méthodologique : il est beaucoup plus facile de cerner des variations historiques et sociales d’une grande ampleur dans un milieu déterminé et sur des pratiques sociales concrètes. La seconde est d’ordre logique : l’éventuelle hausse de sensibilité à ces corps et à ces figures-là ne supprime pas la nécessité d’en assurer le traitement social. Celui-ci tend à être confié aux professionnels du « sale boulot » et risquant de devenir d’autant plus « sale » qu’il renverrait à des réalités de plus en plus intolérables pour le reste du monde social. Les questions évoquées plus haut peuvent donc être reposées avec plus d’acuité et de rigueur à propos de ces univers spécifiques, et ce, dans deux directions.
La sociologie des professions au contact de corps « difficiles » ou pathologiques, a mis en évidence des formes de neutralisation et d’habituation à ce qui serait considéré comme répugnant dans l’univers profane (Hughes, 1997). Face à ce qu’une hausse générale de sensibilité tendrait à construire comme des corps de plus en plus répulsifs, quels sont d’abord les procédés d’évitement (évacuation, mise à distance matérielle, utilisation de gants, méthodes diverses d’hygiénisation et de pasteurisation, voire rituels plus ou moins rationnalisés etc.) mais aussi de transformations du visible (esthétisation du mort par des cosmétiques, par exemple) adoptés par les professionnels ? Quand, en second lieu, l’évitement est impossible ou limité, quelles peuvent être les autres mécanismes d’adaptation :l’héroïsation austère de la tâche (quel rôle joue alors la fierté professionnelle dans cet ethos du contrôle de soi ? Participe-t-elle de la « vocation » ?), le « décontrôle contrôlé » des émotions (Norbert Elias et Cas Wouters) qu’autorise aujourd’hui la promotion du relationnel et de la compassion dans certains métiers (dans quelle mesure cette promotion du « care » est-elle genrée et/ou socialement située ?), enfin l’ennoblissement des tâches grâce à l’ennoblissement des corps (à travers la promotion des notions de « dignité », de « respect », d’ « humanité » etc.).
Bref, comment les agents socialement mandatés pour administrer ce qui répugne et dégoûte gèrent-ils cette proximité physique permanente ? Il faudra examiner ici le poids des structures, la pression des pairs et la réflexivité collective permettant de gérer ces corps particuliers. Les affects négatifs sont-ils fonction du poste occupé, dans la distribution des tâches mais aussi dans la hiérarchie professionnelle ? Le rôle des bénévoles et des associatifs mérite à cet égard l’attention.
Enfin, et pour lier davantage évolutions professionnelles et évolutions collectives, les cadavres esthétisés dans un musée ou mis en scène au cinéma n’« affectent» pas de la même manière que ceux, pourtant retouchés eux aussi, désormais un peu plus volontiers montrés à l’hôpital par les professionnels du soin. Plutôt qu’une évolution générale, ne doit-on pas plutôt faire l’hypothèse de déplacements entre différents espaces de visibilité, avec des corps désormais cachés ici (à domicile, ou dans les collections anatomiques), et montrés là (expositions, cinéma, séries télévisuelles, voire hôpitaux aujourd’hui) ? Ou faudrait-il parler de déplacements entre différents espaces d’expressivité, avec des lieux où l’expression d’un certain type seulement d’émotions – sous le contrôle de professionnels, précisément – serait autorisée ? En tout état de cause, à chaque lieu son protocole d’administration des matières corporelles sensibles et ses « injonctions affectives » propres, mais aussi ses professions capables de les faire respecter…
Autant de questions à traiter, tant dans leur dimension historique que sociologique et anthropologique, à l’aide de données empiriques et d’enquêtes portant sur l’analyse de pratiques effectives. On accordera un soin tout particulier au statut de la preuve, particulièrement délicat ici.
Modalités de soumission
Les propositions de communication (3000 signes maximum, espaces compris) présenteront le ou les thèmes auxquels se rattache leur intervention, l’objet de la recherche, le questionnement et la problématique, le terrain, les catégories et la méthodologie utilisée pour le recueil des données (ou à défaut, les corpus systématiques de sources si ce travail n’est pas lié à un terrain).
Les propositions comprendront les éléments suivants dans l’ordre d’apparition :
Nom, prénom du/des auteur-e-s
Fonction et institution de rattachement
Adresse mail
Titre de la communication
5 mots clés
Proposition de communication (3000 signes maximum espaces compris)
Titre et résumé de la proposition (1500 signes espaces compris)
Les propositions doivent être adressées simultanément sous fichier word et rtf à Emmanuel Taïeb (emmanuel.taieb@sciencespo-grenoble.fr) au plus tard pour le 7 janvier 2013.
Les propositions seront sélectionnées en fonction de leur qualité scientifique et de l’originalité du matériau empirique mobilisé. Les réponses aux propositions reçues seront envoyées mi-février 2013. Les résumés (1500 signes) des propositions acceptées figureront dans le volume édité pour le congrès.
Nous vous remercions de bien vouloir :
indiquer en objet de votre message : AFS-RT17 proposition congrès 2013
nommer votre fichier de la façon suivante : nom-congrès AFS 2013.doc
Pour toute question ou problème, nous sommes à votre disposition.
Attention : le Congrès se tiendra du 2 au 5 septembre 2013 à Nantes. La participation au Congrès est payante, et les frais de déplacement et d’hébergement sont à la charge de l’intervenant, mais une prise en charge financière est prévue pour les étudiants et chômeurs sur demande auprès des organisateurs du congrès.
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