lundi 24 août 2020

Monstration et dissimulation du corps humain dans l'espace public

Monstration et dissimulation du corps humain dans l'espace public

Appel à contributions 


Le présent appel à contribution porte sur la question de la monstration (exhibition) et la dissimulation (pudeur) du corps humain dans l'espace public. Que peut-on montrer dans la société ? Que doit-on dissimuler ? Quelles injonctions sont faites aux sujets ? Où place-t-on le curseur de la monstration / dissimulation chez les acteurs que sont le législateur, le juge, le sujet de droit, le justiciable (demandeur / défendeur) qui serait sujet montrant ou regardant ? Quelles opérations de codage, de catégorisation, de normalisation, de responsabilisation, ou encore de dressage de la corporéité sont à l’œuvre dans la société, en général, chez le législateur et le juge, plus particulièrement ? Les aspects suivants seront abordés : le corps saisi par les religions et la morale ; le corps du délinquant sexuel et du patient ; le corps sans entraves et sexuel ; le corps et/de l'artiste ; le corps de la revendication et de la contestation.


Argumentaire

« Le corps, dit Michel de Certeau, on ne le rencontre jamais. Il est mythique, au sens où le mythe est un discours non expérimental qui autorise et règle des pratiques. Ce qui fait corps, c’est une symbolisation socio-historique caractéristique de chaque groupe ».

Le corps sans tonus, mort, cadavre, voire élément du corps (parcelles de peau, organes, membres), intéresse le législateur ou juge, mais avec un statut tout autre que ce corps actif, ce corps qui serait inconcevable sans un nouage avec le mot. Le corps, seul, n’est rien sans une codification des pratiques.

Disant cela, nous affirmons toutefois que le corps, ou la chair seule, ne saurait être objet d’étude unique pour le juriste. Le corps est bien un être et un avoir, un « corps-objet-organique », autant qu’un « corps-sujet-intentionnel ». Cela vaut pour le philosophe très certainement, mais aussi pour le juriste.

Comment l’individu et le groupe auquel il appartient pensent-ils le corps, en Europe occidentale, où tout est institutionnellement encadré et normalisé (juridiquement, moralement/religieusement, socialement) ? Le corps propre de l’individu, cette enveloppe qui le présente au monde, ou le fait occuper l’espace, « devient la frontière précise qui marque la différence d’un homme à un autre », et porte son discours. Car, « à proprement parler, dit Jean-Luc Nancy, nous ne connaissons et nous ne concevons, nous n’imaginons même que du corps signifiant. Du corps dont il importe guère qu’il soit ici, qu’il soit l’ici ou le là d’un lieu, mais dont il importe avant tout qu’il opère comme le lieu-tenant et le vicaire d’un sens ».

Reste à déterminer ce sens. Le « corps-sujet-intentionnel », est au monde ; il est (tout court) s’il est perçu ou s’il perçoit (Esse est percipi aut percipere). C’est là une réalité individuelle et institutionnelle. L’être résulte d’une normativité du comportement, de la monstration (exhibition) comme de la dissimulation (pudeur) de son corps. C’est cet aspect qui sera objet de notre attention.

La monstration/dissimulation du corps (l’un n’allant pas sans l’autre) est soit immédiate soit médiatisée (imagée). La production d’un corps en société, ou l’événement, pourrions nous dire, appelle une réponse juridique/judiciaire de circonstance.

Le corps, dans toutes ses expressions, est saisi par le droit. Chaque personne (ou sujet) n’occupe pas la même place et n’exerce pas les mêmes rôles, lorsque le corps entre en scène, dans le théâtre juridique. Ainsi, le sujet montrant est la personne consciente de l’effet du corps sur autrui ; le sujet regardant est conscient de la présence du corps d’autrui ; le sujet touchant exerce par exemple un geste technique (soignant, sportif), de tendresse ou encore délictueux (criminel) sur le corps ; le sujet touché enfin est celui dont le corps nécessite un soin ou une attention (patient), ou qui subit une agression (victime).

L’objet du présent appel est de faire toute sa place au sujet montrant comme au sujet regardant. Le questionnement de l’apparence, dans toute sa complexité, la multitude des réponses (le dit autant que les non-dits) est central. Que peut-on montrer dans la société ? Que doit-on dissimuler ? Quelles injonctions sont faites aux sujets ? Où place-t-on le curseur de la monstration/dissimulation chez les acteurs que sont le législateur, le juge, le sujet de droit, le justiciable (demandeur/défendeur) qui serait sujet montrant ou regardant ? Quelles opérations de codage, de catégorisation, de normalisation, de responsabilisation, ou encore de dressage de la corporéité sont à l’œuvre dans la société, en général, chez le législateur et le juge, plus particulièrement ? Force est de constater que le corps, en droit, est une galaxie. Nous proposons, sans exhaustivité, d’en aborder les aspects suivants :
Le corps saisi par les religions et la morale

Lorsque l’individu a tendance à interpréter et juger les comportements au regard de son éthos propre, on pourrait alors se souvenir de la distinction classique de l’espace sacré et de l’espace profane. N’est-ce pas le rapport à ces deux espaces qui détermine les comportements individuels, comme l’attitude du législateur et du juge ? Dans le cas des affaires du voile, relatives au port de la barbe, de l’habit religieux ou de tout signe religieux ou culturel (kippa, turban), on remarque combien le discours médiatique ne s’adresse pas au sujet incriminé mais reste cantonné à l’événement. Une fois le trouble passé, il serait intéressant de valoriser dans notre étude d’autres discours : celui du législateur, certes, mais aussi celui du juge (juridictions administratives, Conseil d’État, Prud’hommes) et des parties (plaidoiries), qui remettent de la subjectivité à la place de l’événement. Ces discours appellent la femme voilée ou l’ecclésiastique par leur nom, interrogent les motivations de l’acte de dissimulation (sujet montrant) et cherchent à saisir les motifs du trouble (sujet regardant).

Le corps du délinquant sexuel et du patient

Le droit pénal, présent en plusieurs points de ce projet, pourra être particulièrement sollicité dans les cas d’atteinte à la pudeur, ce « crime sans violence » physique (exhibition, voyeurisme, upskirting). Une archéologie de ce type de comportement devra être conduite en droit autant qu’en histoire de la médecine (psychiatrie, psychanalyse, médecine légale) comprenant une étude de l’évolution ou de la fluctuation de la définition de ces comportements et des sanctions ou remèdes s’y appliquant. Dans le même ordre d’idée, cet appel voudrait se pencher sur le corps souffrant, le corps symptôme, objectivé par la médecine en s’intéressant par exemple à la question de la dissection des corps humains, à l’autopsie, voire à toute forme d’examen médical, nécessitant un dénudement ou une action invasive.

Le corps sans entraves et sexuel 

Cet axe sera consacré à la revendication de la libération visuelle du corps et à la liberté comportementale. Le corps hors norme non délictueux (dénudé, tatoué, scarifié, remodelé, etc.) doit cohabiter avec le corps normalisé. On s’interrogera sur la délimitation des espaces ou territoires interdits/autorisés/tolérés (par exemple, la cohabitation « naturistes/vêtus » dans les stations balnéaires). Enfin, le corps libéré de ses entraves vestimentaires, lorsqu’on aborde la sphère intime, est au cœur de nombre de comportements sexuels. Cette invitation au sexe se traduit par le racolage (actif/passif) de la prostitution « de rue », par les vitrines et autres peep shows, par les lieux de rencontres (pissotières, saunas) et enfin les clubs libertins ou les backrooms. Là encore le juriste trouvera à dire sur l’acceptation ou la répression d’une sexualité que l’on donne possiblement à voir à des sujets non participants à l’événement ou indifférents à la sollicitation.

Le corps et/de l’artiste

L’artiste met son corps au premier plan dans la pratique de son art ou en use, dans l’éphémère, comme lieu de discours, d’expression directe. On s’intéressera à la question de la censure, voire de l’autocensure, du corps de l’artiste, que ce soit dans la danse (ou la représentation scénique de manière générale), le théâtre, le cabaret (striptease), le happening/performance (body art). Les motifs invoqués par le législateur, le moraliste ou le juge oscillant entre l’atteinte aux mœurs (offense à la pudeur), la limite à la libre disposition du corps, le comportement antireligieux ou quelque autre comportement qui serait jugé transgressif n’étant pas en adéquation avec « l’agenda sociétal ».
Le corps de la revendication et de la contestation 

Ayant des proximités formelles avec le happening, voire la performance artistique, on fera une place à la revendication politique par le corps (féministe, gay…).


Objectif et méthodologie

Les études qui seront rassemblées seront autant de matériaux pour mettre en lumière une anthropologie du « regard » juridique et moral sur le corps en Europe occidentale. Seul nous intéresse ce moment où le corps, voire l’élément du corps, surgit ou disparait au regard, et les conséquences qu’entraine cet événement.

Le présent appel nécessite une étroite collaboration des sciences juridiques et des autres humanités, mais ne se limitera certainement pas au droit. Il s’adresse ainsi aux juristes (histoire du droit, droit des religions, droit administratif, droit comparé, droit pénal, droit social, droit des personnes…), politistes, mais aussi aux sociologues, philosophes, théologiens, anthropologues, historiens, médecins, psychologues, artistes performeurs… Le sujet est suffisamment vaste pour permettre d’accueillir tous les champs disciplinaires des sciences humaines et sociales et les sensibilités.

Calendrier

Réponse à l’appel (simultanément à renaud.bueb[at]univ-fcomte.fr et laurent.kondratuk[at]univ-fcomte.fr) : proposition (max. 1 page), éventuelle bio-bibliographie :
15 octobre 2020.
Réponse des porteurs du projet et consignes éditoriales : novembre 2020.
Remise de la contribution écrite (max. 55.000 signes) : novembre 2021.
Relecture et corrections éventuelles : avant le 15 janvier 2022.
Publication aux Presses universitaires de Franche-Comté : 1er semestre 2022.


Les porteurs du projet

Renaud Bueb est maître de conférences HDR en histoire du droit et des institutions. Parmi ses publications : « Métamorphoses de la dignité : de la vertu à la santé », Bénédicte Bévière-Boyer (dir.), La dignité humaine en santé. France-Chine, LEH, 2017, p. 127-153. ; « L’inceste dans la doctrine pénale d’Ancien Régime », Anne Brobbel Dorsman, Laurent Kondratuk, Béatrice Lapérou-Scheneider (dir.), Genre, famille, vulnérabilité. Mélanges en l’honneur de Catherine Philippe, L’Harmattan, 2017, p. 177-191. ; « Outrage, ô désespoir, ô pudeur ennemie : Courteline et l’Article 330 du code pénal », Damien Salles, Alexandre Deroche, Robert Carvais (dir.), Études offertes à Jean-Louis Harouel. Liber amicorum, Panthéon-Assas, 2015, p. 933-960 ; « La pénalisation des mœurs : de l’attentat aux mœurs au crime sexuel », Yves Jeanclos (dir.), La dimension historique de la peine, 1810-1910, Economica, 2013, p. 345-385.

Laurent Kondratuk est ingénieur de recherche en analyse de sources (BAP D : sciences humaines et sociales). Parmi ses publications : « Les ambiguïtés sexuelles anatomiques en droit romano-canonique », Eva Pibiri et Fanny Abbott (dir.), Féminité et masculinité altérées : transgression et inversion de genres au Moyen Âge, Sismel-Edizioni del Galluzzo, 2017, p. 121-143. ; « Le travestissement dans les droits romain et judéo-chrétien », A. Brobbel Dorsman, L. Kondratuk, B. Lapérou-Scheneider (dir.), Genre, famille, vulnérabilité. Mélanges en l’honneur de CatherinePhilippe, L’Harmattan, 2017, p. 51-64. ; « Le recours à l'expertise psychiatrique dans les juridictions ecclésiastiques (1850-1930) », Droit et Cultures, 2010, 60/2, p. 45-57.




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