Un tournant microbien ?
Appel à contributions
Numéro de la Revue d’anthropologie des connaissances coordonné par Charlotte Brives et Alexis Zimmer.
Les microbes sont partout. On ne compte plus les documentaires, les best-sellers et les ouvrages destinés à un large public abordant la manière dont les microbes jouent un rôle essentiel dans le fonctionnement des écosystèmes et sont des architectes bénéfiques de la santé humaine et animale (Fortin, Plenchette & Piché, 2016 ; Lowenfels & Lewis, 2010 ; Selosse, 2017 ; Yong, 2016). Cette actualité répond d’un renouvellement de leur appréhension par les sciences naturelles et biomédicales que ce dossier thématique de la Revue d’anthropologie des connaissancescherche à interroger. Il propose une réflexion tant sur les transformations des connaissances, des concepts et des pratiques scientifiques ou profanes, qui intègrent et interrogent les microbes et les relations humains/microbes, que sur la manière dont ces transformations affectent et concernent les sciences humaines et sociales.
L’émergence de nouvelles technologies de séquençage génétiques et métagénomiques – l’analyse de l’ADN contenu dans un milieu – a permis de renouveler l’appréciation de l’importance des micro-organismes dans la composition des milieux. Les notions de microbiome (l’ensemble du génome des populations microbiennes d’un milieu) et de microbiote (l’écosystème complexe de ces micro- organismes) font florès, désignant la nature profondément relationnelle et systémique de leur mode d’existence (Douglas, 2018). Acteurs cruciaux des écosystèmes, ils paraissent également indispensables au développement et au maintien des macro-organismes. Ces derniers ne sont dès lors plus tant considérés comme des entités discrètes et individuelles que comme des complexes multispécifiques et symbiotiques : des assemblages sans cesse renouvelés d’interactions et d’associations plus ou moins durables entre plusieurs espèces et où les microbes jouent des rôles à différents niveaux, génétique, physiologique ou développemental par exemple (Gilbert, Sapp & Tauber, 2012). Des biologistes ont proposé le terme d’holobionte (du grec holo : « entier » ou « tout » et de bios : « vie ») pour nommer ces entités chimériques (Gilbert & Tauber, 2016 ; Skillings, 2016). Cette redéfinition des organismes et de ce qui les compose s’accompagne d’une reconsidération des états de santé et des étiologies de nombreuses pathologies, désormais envisagés sous l’angle de l’équilibre ou de la perturbation écologique, sans pour autant que les mécanismes à l’œuvre soient élucidés (Blaser, 2014).
Ces recherches conduisent à une ré-évaluation positive des rôles et de la nature des micro-organismes. D’ennemis, favorisant l’émergence de pathologies, les microbes deviennent de potentiels alliés aussi bien dans la restauration d’écosystèmes perturbés, que dans la lutte contre certaines pathologies chroniques ou infectieuses, portant ainsi les promesses de développement de nouvelles thérapies et de pratiques de restauration écosystémique (Paxson & Helmreich, 2014, 2017). Ces reconsidérations positives du rôle des microbes s’établissent dans un paysage sanitaire essentiellement façonné par des pratiques et des logiques hygiénistes et antibiotiques (littéralement « contre la vie ») (Bud, 2009 ; Latour, 1984 ; Tomes, 1999). L’hygiénisme, l’invention et l’usage massif des antibiotiques, l’éradication de certains microbes, l’aseptisation des lieux de soin, de production alimentaire et d’élevage, ainsi qu’une foule de pratiques qui ont guidé jusqu’alors les politiques agricoles, alimentaires et de santé publique, sont aujourd’hui réévalués à l’aune de la dégradation des relations hommes/microbes qu’elles engendrent (Strachan, 1989 ; Rook & Brunet, 2005).
Dans le cadre des sciences sociales, la prise en compte des microbes en tant qu’acteurs à part entière s’inscrit dans une tradition maintenant bien établie de reconnaissance du rôle des « non-humains » pour appréhender la production du social et du politique. Si l’anthropologue américaine Heather Paxson parle en effet, en hommage à Michel Foucault, de ‘microbiopolitics’, il suffit de considérer la place des politiques biosécuritaires aujourd’hui (Lakoff & Collier, 2008), ou encore le rôle des épidémies dans l’histoire, depuis le destin de Rome (Harper, 2019), jusqu’aux colonisations depuis le XVe siècle et la conquête de l’Amérique, pour percevoir la place des microorganismes dans la fabrication des sociétés humaines. Par ailleurs, les more-than-human ethnographies, les multispecies ethnographies (E. Kirksey, 2014 ; S. E. Kirksey & Helmreich, 2010), ou encore la popularisation grandissante de la notion de companion species (Haraway, 2003) sont autant de perspectives permettant d’appréhender en partie, aussi bien à l’échelle biologique que politique, le façonnement réciproque des humains et des non-humains. La reconnaissance de la place grandissante des microbes à de multiples échelles et niveaux implique ainsi non seulement de documenter et d’analyser les pratiques dans et par lesquelles ils sont pris, mais également de nous interroger sur l’outillage méthodologique et conceptuel des sciences humaines et sociales susceptible d’en rendre compte.
L’objectif de ce dossier est de décrire et d’analyser les conditions et les conséquences de l’émergence de nouveaux savoirs, pratiques et formes de gouvernement des microbes et des populations humaines et animales liées aux transformations épistémologiques en cours dans les sciences du vivant. Si l’accent sera mis sur les savoirs scientifiques et experts, les propositions peuvent également se pencher sur l’actualité de savoirs et de pratiques artisanales ou profanes qui leur sont associées (alimentation, fermentation, DIY, etc.). Une attention pourra être portée à la façon dont ces transformations des relations humains-microbes invitent à renouveler leur analyse et les manières de les appréhender par les sciences humaines et sociales.
Les contributions attendues combineront travaux empiriques – notamment des études historiques, de terrain ethnographique et des enquêtes interdisciplinaires – et réflexions théoriques. Ancrées dans une variété de champs disciplinaires en sciences humaines et sociales, elles s’intéresseront aux pratiques, communautés, agendas, organisations, objets, lieux et techniques en jeu dans la production et l’évolution contemporaines des savoirs et des techniques associés aux microbes, ainsi que des débats, controverses et mobilisations dont ils sont l’objet. Elles pourront notamment aborder les questions suivantes :
Les notions de « tournant microbien », de « tournant probiotique » ou « post-pasteurien » sont-elles pertinentes pour caractériser les modes d’existence actuels des microbes ? Comment singularisent-elles la spécificité des relations à l’œuvre avec les microbes ? Que font-elles apparaitre et que laissent-elles au contraire dans l’ombre ? Là où ces notions mettent davantage l’accent sur des formes de ruptures, ne peut-on pas saisir des formes de continuité (Sangodeyi, 2014) ? Si certains auteurs diagnostiquent un « microbial turn » dans la façon dont les mondes microbiens sont devenus de nouveaux modèles pour appréhender les relations structurant les écosystèmes (Paxson & Helmreich, 2014, 2017 ; Lorimer, 2017a, b), il y a pourtant un risque à évoquer trop rapidement un « tournant » ou le début d’une époque sans pour autant documenter de façon détaillée l’ambivalence des microbes et des pratiques qui leur sont associés. Une ambivalence de la caractérisation des microbes n’est-elle pas déjà à l’œuvre au sein de la microbiologie naissante de Pasteur et de Koch ? Les récits et les enquêtes que nous faisons dépendent de l’agenda contemporain des sciences. Il est pertinent alors d’interroger et de relativiser la rupture et la nouveauté que tentent de saisir ces expressions. Une généalogie de l’histoire des pratiques et des savoirs qui offrent aujourd’hui les énoncés et les cadres d’appréhension des peuplements microbiens des organismes et des écosystèmes est nécessaire. Elle pourrait permettre de forger une attention critique face à l’engouement microbien contemporain et d’en saisir les raisons. Comment et pourquoi certains savoirs ont-ils reçu plus d’écho ou produit plus d’effets que d’autres, dans les sciences ou plus globalement dans la société ? Quelles sont les forces qui rendent les configurations actuelles possibles ? Quelles opportunités, quels dangers indiquent-elles ?
Comment l’appréhension nouvelle des microbes et des écosystèmes microbiens transforme les pratiques et les savoirs scientifiques ? Quelles communautés de connaissances et de pratiques émergent de ces nouvelles approches microbiotiques ? Comment les lieux de production de savoirs écologiques, biomédicaux et microbiologiques s’en trouvent-ils transformés ? Quels changements affectent les cadres d’appréhension des microbes et de leur fonction ? Quels enjeux nouveaux émergent pour les savoirs et les pratiques associés ? Nous sommes intéresses aussi bien par des contributions documentant la transformation des configurations plus générales des domaines scientifiques affectés par ce « tournant microbien » – émergence de nouvelles revues, de centres et de projets de recherches, reconfiguration des modes de pilotage et de financements de la recherche associée – qu’à des analyses de terrain plus situées de la transformation de pratiques scientifiques – de culture, de collection, clinique, écologique et vétérinaire – au sein des lieux où celle-ci s’exerce.
Comment ces nouvelles approches scientifiques des microbes modifient-elles les modalités de gouvernement de la santé des humains, des animaux et des environnements ? Comment la biomédecine, les médecines humaines et vétérinaires intègrent-elles ou non ces savoirs au sein de leur pratique de soin et de gestion sanitaire des populations ? Quelles politiques de santé publique se dégagent de ces reconsidérations des mondes microbiens ? Comment des systèmes et des relations, constitués de savoirs, d’institutions, d’industrie, de réglementations, etc., sont-ils amenés à intégrer ces approches considérées comme plus écologiques et « probiotiques » des organismes, des maladies et de la santé ? Comment ces politiques réglementent et contraignent les pratiques artisanales ou profanes d’interactions avec microbes ? Mais aussi : Comment ces nouveaux savoirs viennent-ils jouer ou rejouer des rapports de domination (de classe, de race, de sexe) ? Le risque de renaturalisation de pratiques socio-culturelles associé à ces nouvelles approches microbiennes étant élevé, nous souhaitons nous interroger sur le risque d’imposition de lectures proprement occidentales. Nous attendons aussi bien des contributions relatives aux études contemporaines de la façon dont les pratiques et politiques « antibiotiques » ont participé de l’émergence de problèmes sanitaires nouveaux (antibiorésistance bactérienne, émergence ou réémergence de maladie infectieuse, pollution et altération des milieux), que des contributions interrogeant les problèmes spécifiques et les tentatives d’implémentation de pratique et de politiques « probiotiques ».
Comment rendre compte du caractère historique et situé des microbes ? Depuis leur invention/découverte à la fin du XIXe siècle (Latour, 1984), les microbes ne se sont pas laissént enrôler passivement dans les projets de la modernité technologique. L’antibiorésistance bactérienne est un exemple frappant de la manière dont ils se sont transformés au contact des savoirs et des pratiques « antibiotiques » (Landecker, 2016)). Plus généralement, les interventions médicales, l’industrialisation des pratiques de production agricole et d’élevage, l’accélération de la circulation des hommes, des organismes et des choses ont modifié les écologies microbiennes et les microbes eux-mêmes. Comment rendre compte de l’historicité des microbes et de la récalcitrance de certains à intégrer les dispositifs des modernités médicale et agricole ? Comment l’histoire, la transformation des territoires s’inscrivent-elles dans les microbes ? Comment rendre compte de la matérialité propre de ces entités sans pour autant retomber dans un matérialisme naïf, reprenant, sans les interroger les énoncés scientifiques (Lock & Kaufert, 2001) ? Ces enjeux appellent tout autant l’invention par les sciences humaines et sociales de formes de récits et de notions susceptibles d’en rendre compte, que des formes de collaboration nouvelles entre SHS et sciences naturelles que ce numéro cherche à documenter.
Modalités de soumission
Les résumés étendus (environ 800-1000 mots) devront être envoyés à Charlotte Brives charlotte.brives@u-bordeaux.fr et Alexis Zimmer alexis.zimmer@ehess.fr pour le 30 avril 2020.
Pour les contributions retenues, les textes complets des articles, au format de la Revue d’Anthropologie des Connaissances (maximum 65 000 signes) seront à soumettre en ligne sur le site de la revue - http://rac.inra-ifris.org/index.php/rac/login?source=%2Findex.php%2Frac%2Fuser avant le 1er septembre 2020.
Les auteur·e·s peuvent éventuellement contacter les coordinateurs du dossier avant de soumettre leur proposition : charlotte.brives@u-bordeaux.fr ; alexis.zimmer@ehess.fr
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