mercredi 7 février 2024

Le corps actif de la mesure

Le corps actif de la mesure


Appel à contribution pour le no 51 de Socio-anthropologie
 

Marco Saraceno, Maître de Conférence en Sociologie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Chercheur au CETCORPA

Barthélemy Durrive, Professeur Agrégé de Philosophie, Docteur en Philosophie et Histoire des Sciences, Chercheur Associé IHRIM/ENS Lyon


Dans les deux dernières décennies, les recherches sur le « corps » et celles sur la « mesure » ont fortement participé aux renouvellements des sciences humaines et sociales vers une plus grande attention aux dimensions « pratiques » de l’agir social. Elles ont contribué à penser les faits sociaux comme ancrés dans la matérialité de la vie organique et dans des conventions technico-opérationnelles. Toutefois, rares sont les travaux qui ont interrogé les rapports entre ces deux dimensions de l’agir humain. Au contraire, les rapports entre corps et mesure sont souvent renvoyés au réductionnisme biologisant ou à la déconnexion entre expérience sensible et connaissance formalisée : des dualismes que le practical turn en sciences sociales, auquel ont contribué de nombreuses enquêtes sur le corps et la mesure, s’efforce pourtant à dépasser.

Ce numéro propose donc à des chercheurs·euses travaillant sur la place du corps et/ou de la mesure dans la compréhension des activités sociales d’interroger l’ancrage corporel des pratiques métriques et/ou le rôle de ces dernières comme condition des engagements corporels. Cela impliquera de s’intéresser à la continuité entre les échelles « spontanées » par lesquelles le corps « valorise » son milieu au cours de son activité et les besoins de « formalisation » de ces échelles qu’impose la pratique humaine dans son caractère culturel, social et technique. Il s’agira en somme d’étudier, suivant l’enseignement de Georges Canguilhem (1952), l’émergence et l’utilisation des métriques comme une continuation de la constitution et des usages sociaux de l’activité organique humaine. Entre évaluation située du monde et incorporation de standards déconnectés de la singularité de l’expérience, la mesure peut en ce sens être pensée comme une dimension du « drame » du corps en activité toujours tiraillé entre « usage de soi par soi et usage de soi par les autres » (Shwartz, 2000).

Les contributions pourront s’inscrire dans l’un des deux axes suivants.

Le corps, premier étalon et premier instrument : métrologie et cosmologie ou la source des valeurs

Un premier volet implique l’étude de la part active du corps dans le processus métrologique d’étalonnage, de calibrage et de construction d’échelles d’équivalence. Cela invite en particulier à des propositions historiques et/ou anthropologiques concernant la diversité des mobilisations du corps comme premier étalon dans les métrologies non-métriques. En effet, ce n’est pas seulement par une supposée proportionnalité des membres humains que la coudée mesure le tissu qu’elle plie, le pas la distance qu’il parcourt, le pied les rangs de pommes de terre qu’il sème. Au contraire, comme le montrent les travaux séminaux de Wiltod Kula (1984), cet imaginaire de la proportionnalité corporelle trouve son fondement dans une identité entre activité de production et d’évaluation. Si le corps est la source première de la mesure, c’est d’abord parce qu’il est, selon la formule maussienne, « le premier instrument technique » par lequel l’homme humanise le monde qu’il habite. Mesurer et produire sont deux dimensions d’une même activité de valorisation. C’est cette continuité entre le corps créateur et le corps étalon qu’il s’agira de questionner. Les contributions pourront ainsi donner à voir la façon dont les valeurs « cosmologiques » attribuées à un geste ou à un engagement corporel pour leur « productivité » se répercutent sur la genèse d’unités de mesure. Ainsi, dans les sociétés guerrières amérindiennes étudiées par Danielle Dehouve (2014), la représentation de l’empan comme synecdoque du geste de capture de l’ennemi en fait tout à la fois le support de rituels cosmologiques et l’unité de base pour mesurer le monde.

Nous invitons à poursuivre cette perspective au-delà des terrains de la mesure « non-métrique » et à interroger la place de l’activité corporelle dans les métrologies « modernes ». Il s’agira pour cela de dépasser le dualisme schématique opposant une métrologie « prémoderne » « incorporée » et une métrologie « rationnelle » « decorporeisée ». Les propositions pourront inscrire leur réflexion dans l’attention renouvelée des sciences sociales pour la gestuelle et la sensibilité dans le travail technique et scientifique (Bert et Lamy, 2021). Il sera ainsi possible d’interroger le rôle de la valorisation sociale d’un geste ou d’une expérience physique dans l’émergence des métrologies scientifiques. Dans ce cadre, la valorisation morale du geste de la pesée a été essentielle dans la révolution chimique (Bensaude et Stengers, 2001), celui de l’auscultation dans l’émergence des techniques d’enregistrement graphique en physiologie (Chadevarian, 1993). Plus généralement, en suivant l’approche ouverte par Shaffer (2015), les propositions pourront insister sur le rôle que la mise en scène de la précision métrique joue pour la valorisation du geste scientifique et/ou technique comme mise en ordre du monde. Le domaine de l’architecture et du design peut être à ce propos particulièrement intéressant. En effet, si la référence corporelle demeure essentielle pour la conception des proportions du bâti et du mobilier, ce n’est pas seulement pour la persistance du modèle vitruvien. Cela tient plutôt à l’importance pour la conception architecturale de penser une continuité entre bâtir et habiter, entre le fait de construire un espace ordonné et celui d’intégrer le corps en action dans l’ordre de l’espace. On peut penser à ce propos à l’importance des réflexions sur l’activité d’habiter dans la démarche du Modulor de Le Corbusier ou au rôle de la question de la fluidité gestuelle dans la conception du mobilier de bureau (Pillon, 2019).

 
Usages du corps, usages de la mesure : sensibilité et standard ou l’appréciation des valeurs

Le deuxième axe concernera plus spécifiquement les continuités entre usages sociaux du corps et de la mesure. Dans toute activité sociale, le corps est en effet mobilisé comme support d’une appréciation métrique du monde : les artisans « sentent » la résistance de la matière, les ouvriers apprécient par l’ouïe le niveau d’usure d’une machine, les thérapeutes palpent. Il s’agit là de mobilisations du corps qui sont apprises, transmises, professionnellement valorisées et consacrées. Toutefois, ces usages sociaux du corps ont progressivement demandé des instruments et des protocoles standardisés d’évaluation pour coupler l’organisme dans ce rôle, dans un processus d’exo-somatisation des fonctions métriques. Ces instruments ont à leur tour impliqué un apprentissage et une incorporation qui parfois se greffent sur les usages métriques du corps et parfois s’y substituent. Dès lors quelle dialectique se fait jour entre usage métrique du corps et usage par le corps des instruments métriques ? Comment l’introduction d’instruments de mesure modifie-t-elle les engagements sensoriels dans les activités professionnelles et/ou quotidiennes ? Les contributions pourront à ce propos se pencher sur l’introduction d’instrument et standards métriques dans des activités mobilisant la sensométrie. Cela permettrait de penser la complexité des rapports entre usage métrique du corps et usage corporel des métriques tel que l’a fait Bernasconi (2020) dans sa recherche historique sur la diffusion de pendules pour la mesure du temps de cuisson à la fin du XVIIe siècle. Les auteurs pourront également rendre compte de processus de transmission des savoir-faire métriques, en montrant la dialectique entre l’apprentissage sensible de l’appréciation et l’acquisition de savoirs métrologiques formalisés. À ce propos des recherches sur les usages contemporains du numérique pour la conservation et la transmission de savoir-faire « traditionnels » seraient particulièrement bienvenues.

L’usage du corps est également pensable en rapport aux métrologies économiques. En effet, c’est toujours dans l’expérience physique de l’effort que l’on reconnait de manière spontanée le rapport entre la dépense et le gain (Vatin, 1993). Ce ratio économique spontané se transforme par les significations plurielles (morales, sociales, esthétiques…) que l’effort ressenti peut prendre au cours de l’action. Toutefois, tout usage social du corps doit s’appuyer sur des critères stables pour réguler des efforts singuliers selon des principes de rationalité sociale (rémunération, classement, contrôle hygiénique…). Comment la métrologie spontanée de l’effort fonde-t-elle les évaluations et les valorisations sociales ? et vice-versa comment ses critères d’évaluation produisent-ils les conditions pour de nouvelles expériences de l’effort ? Les recherches sur le self-tracking de l’activité physique ont à ce propos largement abordé le rôle ambivalent que la mobilisation de ratios métriques peut avoir sur l’expérience subjective de l’effort (Quidu, Ambrosini, 2022 ; Saraceno, 2022). Les contributions pourront repérer ces tensions dans d’autres contextes, professionnels, ordinaires ou sportifs, qui ne sont pas forcément en rapport avec la diffusion d’instruments numériques d’automesure. Les propositions pourront également étudier l’influence de nouvelles expériences sensibles de l’effort dans l’évolution des échelles et des instruments d’évaluation des activités sociales. Par exemple, l’expérience esthétique et mystique de l’alpinisme à la fin du XIXe siècle a été essentielle au perfectionnement de la spirométrie comme instrument de mesure scientifique et professionnelle de l’effort (Felsh, 2007 ; Saraceno, 2020). Symétriquement, les auteurs pourront étudier le rôle des repères métriques formalisés dans l’émergence de nouveaux ressentis corporels de l’effort. L’histoire de l’ergonomie, depuis les premiers travaux d’Armand Imbert (Vatin, Le Bianic, 2004), est à ce propos riche d’exemples de mesures qui ont permis de donner à voir l’expérience intime de l’effort, lui permettant d’être ainsi reconnue et revendiquée.

Les propositions de contributions pourront à la fois :

  • rendre compte de recherches empiriques sur des pratiques métrologiques et corporelles spécifiques ;
  • proposer une réflexion générale sur le rapport entre corps et mesure à partir de la confrontation de différents terrains et de l’analyse réfléchie de la littérature ;
  • proposer une réflexion épistémologique sur l’articulation corps-mesure-activité dans le discours des sciences humaines et sociales. 


Modalité de soumission

Il est attendu des auteur·trices une proposition argumentée d’environ 5 000 signes (espaces et notes comprises) qui devra être envoyée au plus tard le 15 mars 2024. Elle précisera l’objet et le questionnement de recherche, les données et la méthodologie mobilisées, comme les enseignements tirés, afin de faciliter le travail d’arbitrage.

Cette note d’intention doit être adressée aux deux coordinateurs du numéro : Marco.Saraceno [at] univ-paris1.fr ; barthelemy.durrive [at] ens-lyon.fr

La sélection des propositions sera communiquée aux auteurs·trices en avril 2024. La remise des articles rédigés (entre 25 000 et 35 000 signes espaces compris) est ensuite fixée au 31 Juillet. Les évaluations des textes en double aveugle seront retournées aux alentours du 30 Septembre. Enfin, les versions finales des articles acceptés seront attendues pour le 30 novembre 2024. La parution du numéro 51 « Le corps actif de la mesure » est prévue pour Juin 2025.
 

Bibliographie

Bernasconi, G. (2020). « Temps et cuisine, XVIIe-XVIIIe siècle ». Material Histories of Time: Objects and Practices, 14th-19th Centuries, 173-186.

Bert J. F., Lamy J. (2021), Voir les savoirs. Lieux, objets et gestes de la science, Paris, Anamosa.

Bensaude-Vincent, B. & Stengers, I. (2001). 14. Une révolution en balance. Dans : B. Bensaude-Vincent & I. Stengers (Dir), Histoire de la chimie (pp. 111-121). Paris: La Découverte.

Chadevarian, (S. de) (1993), « Graphical Method and Discipline: Self-Recording Instruments in XIXth Century Physiology », Studies in the History and Philosophy of Science, 24(2), p. 267–291.

Dehouve (2014), « Les mesures corporelles dans les rituels mexicains », Ateliers d’anthropologie [Online], 40 | 2014.

Felsch P. (2007), Laborlandschaften. Physiologische Alpenreisen im 19. Jahrhundert. Wallstein, Göttingen.

Kula W. (1984), Les mesures et les hommes. Paris, Éditions de la Maison des. sciences de l’homme.

Le Bianic T. et Vatin F. (2004), « Armand Imbert (1850-1922), la science du travail et la paix sociale », Travail et Emploi.

Pillon T. (2019), « Le mobilier de bureau, une mesure déléguée », e-Phaïstos, VII-1 | 2019.

Quidu M. & Favier-Ambrosini B. (2022) Quelles expériences intimes et pratiques effectives de la course à pied quantifiée ?, Loisir et Société / Society and Leisure, 45 :3, 506-549.

Saraceno, M. (2020). Moteur humain et premier instrument : le corps qui « marche » dans l’œuvre d’Angelo Mosso. Movement & Sport Sciences, 108, 49-59.

Saraceno M. (2022) L’a-rationalité de l’auto-quantification des efforts physiques. Enquête sur la diffusion d’instruments de self-tracking dans les pratiques de course et marche rapide à visée d’entretien de soi, Loisir et Société / Society and Leisure, 45 :3, 466-48.

Schaffer S. (2015). « Les cérémonies de la mesure. Repenser l’histoire mondiale des sciences », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 70, no. 2, p. 409-435.
DOI : 10.1353/ahs.2015.0051

Schwartz Y., (2000). Le paradigme ergologique ou un métier de philosophe. Toulouse, Octarès.

Vatin F. (1993), Le travail, économie et physique, 1780-1830. Paris, PUF.

Vigarello G. (2014). Le Sentiment de soi. Histoire de la perception du corps (XVIe-XXe siècle). Le Seuil.

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