Boire, pouvoir et illégalismes. L'alcool(isme) en controverse
Appel à contributions
Colloque international, Lausanne, 6-7 juin 2024.
À compter du XIXe siècle, les différentes spécialités médicales s’intéressent à la problématique de
l’alcool(isme), en s’alliant ou en se confrontant à d’autres instances de pouvoir, en premier lieu le droit et la justice. La multiplicité des réalités que les discours d’autorité tendent à couvrir depuis lors reste néanmoins largement à investiguer. Ce colloque vise à interroger de quelles façons les différentes spécialités médicales, notamment l’aliénisme et la psychiatrie, participent à la gestion différentielle des illégalismes en matière d’alcool(isme). Ce concept, forgé par Michel Foucault (1975) et retravaillé par divers auteurs (Lascoumes 1996 ; Fischer et Spire 2009), invite à déconstruire les catégories juridiques prétendument neutres et universelles. Attribuées à des déterminants individuels, les transgressions font l’objet d’un traitement social différentiel, révélateur de modes de domination spécifiques que ce colloque entend décrypter.
Comment les inégalités structurelles, les visions genrées et racistes, imprègnent-elles les nosologies médicales et les outils d’analyse ? Prenant acte de l’hétérogénéité du champ médical et des moments de controverse, quelles visions alternatives des usages de l’alcool et de l’alcoolisme jalonnent l’histoire de la médecine et de la psychiatrie ? La perspective que nous proposons invite à considérer les auteur-es d’illégalismes comme des acteurs et des actrices à part entière. Confrontées aux appareils répressifs et/ou aux prises en charge spécialisées, les personnes concernées déploient des stratégies, négocient ou se débattent. L’attention des sciences sociales et humaines s’est ainsi dirigée vers les drinking biographies (Hailwood et Toner 2015 ; Hogg 2019). Les récits et les contre-récits donnent à lire des points de vue sur des réactions sociales aux consommations « indisciplinées ». À partir d’écrits du for privé, la gestion des illégalismes est dès lors saisie « par le bas ».
Cette rencontre s’inscrit dans les impulsions récentes émanant des drinking studies attestées par la création de laboratoires de recherche interdisciplinaires, à l’instar du Drinking studies Network actif depuis 2010, par des congrès (Strasbourg, 2023 ; Oxford, 2017) et par des projets éditoriaux à visée comparative (Ernst et Müller 2022 ; Dias-Lewandowska et al., 2022). Au prisme des perspectives de genre (Eriksen 1999 ; Tlusty 2014 ; McCallum 2013) et des approches intersectionnelles (Murdock 1998 ; Langhamer 2003 ; Déroff et Fillaut 2015), de nombreux travaux investiguent sous un angle renouvelé les dynamiques conflictuelles suscitées par les usages sociaux de l’alcool. Dans le même élan, des chapitres entiers de l’histoire sociale et politique sont revisités : les campagnes dirigées vers la consommation d’alcool chez les femmes en plein fascisme italien (Ferris 2021), le traitement punitif des alcooliques par le travail forcé en l’URSS (Werkmeister C. 2017) et par l’internement administratif en Suisse au XXe siècle (Maugué 2019 ; Bühler R. et al. 2019), parfois exécuté dans les colonies agricoles pénitentiaires (Moreau et Ferreira 2020).
Quatre objectifs principaux servent à orienter les propositions de communications.
Ce colloque a pour premier objectif d’aborder la fabrique et la déconstruction des normes à partir
des moments de controverse où science, politique et morale s’entremêlent. Les théories et les
interprétations médico-psychiatriques sur les usages de l’alcool servent à légitimer des rapports de
domination et des hiérarchies sociales qu’il convient de situer à la lumière de moments historiques précis. Mentionnons à cet égard la disqualification du geste révolutionnaire des Communards que des médecins attribuent à l’ivresse pathologique (Léonard 2022). Pour leur part, les observations des psychiatres de l’École d’Alger quant aux usages de l’alcool chez les peuples colonisés (infantilisme, mimétisme, incapacité à se contrôler) contribuent à justifier la mission civilisatrice du pouvoir colonial français (Studer 2022 ; 2020). Dans la continuité de ces travaux, quelle place occupe l’alcoolisme dans les postures critiques de la psychiatrie institutionnelle, par exemple ? Comment les illégalismes en lien avec l’alcool sont-ils discutés par le corps médical en lien avec l’immigration ? Quelles ont été les contributions de femmes, dont les professionnelles de la santé, à la problématisation de l’alcool(isme) et aux actions sur le terrain, sachant que leur engagement est mis à l’ombre des figures masculines d’autorité (Afanasyeva et Bonvin 2023 ; Afanasyeva 2020 ; Bonvin 2020) ?
Il s’agira, en deuxième lieu, d’examiner les illégalismes de genre au prisme des masculinités et des
féminités. De quelles manières l’âge, l’état civil ou l’identité professionnelle s’articulent-ils et produisent-ils des effets dans l’identification médicale de l’alcoolisme des hommes et des femmes ? Les travaux récents laissent apparaître la diversité d’identités, de réalités et d’émotions masculines (Moss 2015; Gaussot et Palierne 2012). Cette diversité a longtemps été enfouie sous la figure archétypale du « buveur des classes populaires » (Tanner 1986). L’articulation entre violence, alcoolisme et normes de la virilité est repensée à partir des univers professionnels masculins (Cochard 2014), de l’archive psychiatrique (Le Bras 2023) ou encore militaire (Calado 2021). Comment les médecins et les psychiatres problématisent-ils et différencient-ils les cultures masculines du boire ? Il en va de même pour les femmes dont les pratiques consommatrices sont de plus en plus documentées (Gutzke 2013 ; Oonagh 2017). Divers travaux mettent en exergue la misogynie médicale que caractérisent des écrits alarmistes consacrés à l’alcoolisme féminin (Salle 2015 ; McClellan 2017 ; Moss 2008). Par ailleurs, les mesures répressives qui ont frappé les « buveuses » (internements, incarcérations) sont désormais investiguées sous l’angle des illégalismes sexuels (Wallis 2019) ou de la violence intrafamiliale (Reidy 2014). Mais quelles réalités féminines hétérogènes peuvent être documentées par les sources dont l’archive médico-psychiatrique ?
Ce colloque voudrait, en troisième lieu, aborder les positionnements des médecins et des psychiatres vis-à-vis des illégalismes liés à l’alcool au sein des classes dominantes. Comparativement à la sur-visibilité des paysages de l’ivresse populaire, les excès alcoolisés dans les milieux bourgeois sont entourés d’une grande discrétion. Elle est notamment assurée par l’existence de cliniques privées dont l’histoire reste largement à faire (Dal Zilio 2021). Les illégalismes saisis par le haut de la hiérarchie sociale peuvent également être examinés sous l’angle des dominations inversées. Ainsi des cas de gens bien-nés, bannis par leurs familles, internés au loin dans des lieux socialement hybrides. Le champ judiciaire constitue un terrain d’observation supplémentaire pour appréhender les arrangements avec la loi et discerner le rôle joué par l’expertise médicale dans des affaires où l’alcoolisme fait peser une menace sur le patrimoine familial. Comment, au sein de ces contentieux, se nouent des enjeux de genre, d’âge et d’état civil (on peut, par exemple, songer ici au cas des veuves et des veufs « pris de boisson » et issus d’extraction sociale élevée) ?
En quatrième lieu, le colloque a pour objectif d’analyser la gestion différentielle des illégalismes à
travers les pratiques du care, rarement considérées par l’historiographie de la médecine et de la psychiatrie (Majerus 2015). Certes, diverses formes de soutien sont marquées par une dissymétrie statutaire et par une « domination rapprochée ». Mais historiciser le soin prodigué aux « malades de l’alcool » permet aussi de rendre visibles d’autres personnages, d’autres liens et d’autres espaces (policliniques et dispensaires en milieu urbain, communautés villageoises), sans réduire par ailleurs le care à une compétence prétendument féminine.
Aussi, paradoxalement, l’alcoolisme et la gamme de ses variantes diagnostiques (« ivresse pathologique », delirium tremens, syndrome de Korsakoff, etc.), demeurent peu étudiés à partir de la clinique ordinaire, des profils identitaires des malades, et de l’intervention des familles (Prestwich 1994 ; Laé 2004). Sur cette économie relationnelle des suivis médicaux et soignants des « alcooliques », beaucoup reste à documenter.
La vie quotidienne des institutions constitue, de surcroît, un poste d’observation privilégié pour saisir les pratiques clandestines, leur gestion conflictuelle et inégalitaire (Goffman 1968 ; Rossigneux-Méheust 2013).
Comment l’administration de la boisson au sein des établissements fait-elle l’objet de logiques distinctives et discriminatoires fondées sur l’âge, la classe, le genre et la race ?
Modalités de soumission
Les propositions de communication au colloque sont attendues jusqu’au 20 décembre 2023 à l'adresse mail ci-dessous.
Elles comportent un titre, un résumé de 500 mots maximum, ainsi qu’une brève notice biographique, en français ou en anglais.
Personne de contact : Cristina Ferreira (Cristina.Ferreira@hesav.ch)
Cet événement est organisé en partenariat entre HESAV et l'équipe de recherche Damoclès à l'Université de Genève.
Comité d'organisation
Cristina Ferreira, Haute École de santé Vaud et Damoclès
Marco Cicchini, Damoclès, Université de Genève
Mikhaël Moreau, Institut des humanités en médecine et Damoclès
Comité scientifique
Victoria Afanasyeva, Centre d’histoire du XIXe siècle, Université Paris-I-Panthéon-Sorbonne
Francesca Arena, Institut Éthique Histoire Humanités, Université de Genève
Emmanuelle Bernheim, Faculté de Droit,Université d’Ottawa
Samuel Dal Zilio, Centre d’histoire contemporaine et digitale (C2DH), Université du Luxembourg
Aude Fauvel, Institut des humanités en médecine, CHUV, Université de Lausanne
Anatole Le Bras, Centre d’histoire de Sciences Po, Paris
Ludovic Maugué, Damoclès, Université de Genève
Marianna Scarfone, Laboratoire SAGE (UMR 7363), Université de Strasbourg
Nina Studer, Historienne indépendante
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