mardi 15 mars 2022

Approches critiques du sous-genre biographique en histoire de la santé

Pères fondateurs, petites mains, vies minuscules ? Approches critiques du sous-genre biographique en histoire de la santé

Appel à contributions



A quelles conditions le retour annoncé du sujet peut-il s’articuler aux méthodes de l’histoire sociale de la santé et, plus généralement, à un souci de contextualisation et de mise en lumière des structures inhérentes à une époque ? Telle est l’interrogation qui anime cet ouvrage, qui entend revisiter d’un sous-genre, la biographie, pour en questionner les usages traditionnels mais surtout en donner à voir une nouvelle interprétation à l’heure où la déconstruction des paradigmes interprétatifs de type structuraliste incite à réintroduire en histoire la subjectivité de ses protagonistes – pour employer un terme courant dans l’historiographie latino-américaine.

De Vésale à Pinel, les figures ne manquent pas qui composent un panthéon, eurocentré, dont la logique de construction discursive relève d’un projet d‘écriture héroïque de l’histoire. Pas de côté d’avec le registre de l’hommage et la rhétorique dynastique, cet ouvrage entend proposer des approches critiques de ce sous-genre structurant l’historiographie traditionnelle de la santé au point d’en constituer une modalité narrative majeure. L’obséquiosité, « (même) laïque », n’en est pas toujours absente, comme le souligne Rafael Huertas1 : ainsi le psychiatre péruvien Honorio Delgado est-il désigné par un de ses biographes comme un « maître supérieur de vie », selon une phraséologie superlative relevant d’une tradition historiographique interne, qui ne parvient pour autant pas à effacer les zones de tensions mémorielles à l’oeuvre dans la profession. Il reste que la mobilisation de ce sous-genre à l’occasion d’hommages, présents jusque dans des revues scientifiques, semble répondre en premier lieu à une logique de consolidation de corps professionnels.

Ainsi, la nursing history a elle aussi mobilisé l’outil biographique en contrepoint de l’omniprésence des médecins dans les récits en vigueur jusque dans les années 1980. La constitution en icône Florence Nightingale semble ainsi avoir répondu à l’espoir de conjurer l’« effet Matilda » décrit par l’historienne des sciences Margaret Rossiter2 – au prix, peut-être, d’une reproduction à l’identique des schémas narratifs héroïques qui lui préexistaient. Au prix, aussi, de phénomènes d’oubli et de lissage de logiques contestataires internes au champ que la biographie entend servir : Laurence Monnais a ainsi souligné le relatif non-lieu historiographique dans lequel se tient la figure hautement marginale de Madeleine Pelletier, qui a pour effet probable de sous-estimer le pluralisme politique à l’oeuvre au sein des milieux médicaux européens au tournant des 19ème et 20ème siècles3.

Les approches biographiques auquel le présent ouvrage entend donner place suivront ainsi le triple impératif méthodologique de la contextualisation ; d’une attention portée aux tensions existant entre la singularité d’un sujet, acteur de l’histoire de la santé, et l’époque dans laquelle il/elle s’inscrit ; de la mobilisation d’un appareil critique explicitant les sources sur lesquels le propos s’appuie. Hormis ce socle méthodologique commun, les contributions pourront explorer des approches dans plusieurs directions :

Pères fondateurs et al.

L’une, historiographiquement déjà balisée4, consiste à interroger les figures totémiques de l’histoire traditionnelle de la médecine, pour en souligner la trajectoire. Prêter attention à la socialisation, à la formation, aux opportunités de carrière et aux éventuels manqués de ces itinéraires peut ainsi conduire à en défaire la linéarité parfois supposée dans les récits traditionnels5. En questionner l’exceptionnalité principielle ne conduit pas pour autant, au contraire, à en nier l’apport ni l’originalité6 ; cela invite en revanche à en examiner la destinée mémorielle, parfois post-mortem, et ses logiques. A ce titre les contributions pourront mettre en lumière les projets de légitimation à l’oeuvre, par exemple dans l’exercice topique de l’hommage au mentor dans les revues professionnelles ; les stratégies de reconnaissances à l’oeuvre dans la construction de figures alternatives ; ou encore les phénomènes d’oubli, eux aussi constitutifs de l’histoire d’une profession. L’emprunt à la sociologie du travail de la notion de professionnalisation par la discipline historique peut ici permettre de souligner les dichotomies en vigueur dans ces processus, c’est-à-dire de montrer comment le sous-genre peut activer les distinctions entre catégories composant un même champ professionnel7.

Professions auxiliaires

Une deuxième série de contributions peut se pencher sur les professions situées dans une position plus subalterne dans la hiérarchie médicale, ainsi que sur la façon dont la biographie construit, questionne ou mobilise ces mêmes hiérarchies hospitalière ou extra-hospitalières, en interrogeant la production de sources par les institutions, différenciée selon les positions. Infirmières, sages-femmes, ambulanciers commencent à émerger comme acteurs d’une histoire sociale dont ils/elles sont les plein.es protagonistes8, tandis que brancardiers et agents de nettoyage se font plus discrets, sans doute en partie du fait d’une production inégale de sources à leur attention9. Les contributions pourront se consacrer à certain.es représentant.es de ces professions plus ou moins bien connues pour tenter de donner à lire ce que le sous-genre biographique donne à voir

Voix patientes

Inaudibles ? Les voix patientes constituent une des perspectives de développement de l’histoire de la santé10, comme le suggèrent les travaux d’Aude Fauvel ou Cristina Sacristán. Ceux de Laure Murat et, plus récemment, de Florent Serina suggèrent un usage externaliste possible du verbatim retranscrit et médié par la main du clinicien11, afin d’en saisir des bribes et d’appréhender ainsi la façon dont la subjectivité et les événements s’articulent. Sur cette base, on pourrait imaginer d’intéressantes tentatives, littéraires, de reconstitution de trajectoires. Les contributions pourront également considérer les sources testimoniales laissées par les patient.es, pour en interroger la dimension biographique. Dans l’ensemble, seront particulièrement bienvenues les réflexions méthodologiques sur le recueil et le maniement de sources à même de diversifier et, partant, de repenser le sous-genre.

Un vase clos ? Et le genre du sous-genre

Une autre série de contributions pourra s’attacher aux dimensions extra-médicales des trajectoires individuelles12, et ce à propos des trois cas de figure évoqués ci-dessus. Les textes pourront montrer les choix conjugaux et/ou maritaux opérés par les figures étudiées et leur impact sur leur trajectoire professionnelles, de même que leurs éventuelles implications de nature politique. Dans chacun de ces trois cas également, la mobilisation du genre comme catégorie d’analyse historique pour questionner l’usage de la biographie sera la bienvenue.

Questionner le cadre national du récit

Au coeur de plusieurs interrogations historiographiques actuelles, les circulations ont leur place dans le renouvellement des usages du sous-genre biographique en histoire de la santé. Cette attention portée aux déplacements, trans- ou intra-nationaux invite en effet à relativiser – sans qu’il s’agisse de la sous-estimer—l’importance du cadre national. Elle suggère également d’envisager dans une globalité géographique les modalités de construction de discours sur la santé, à l’heure où l’impératif discuté de la santé globale rend de fait moins acceptable le maintien d’angles morts historiographiques. L’histoire coloniale a montré le caractère opératoire de cette focale13. Ainsi les contributions pourront-elles s’intéresser à la fabrique de l’« excellence à la périphérie14 », notions dont Marcos Cueto a montré la pertinence relative. Les circulations euro-américaines retiendront à ce titre une attention particulière, de même que les circulations au sein des suds globaux et les logiques spatiales transfrontalières peu soupçonnées (telles celles vécues par l’Amazonie en temps de covid), espérant envisager ce que la géographie fait au sous-genre biographique.

Si cet ouvrage envisage en premier lieu de suivre des itinéraires individuels, toute approche du sous-genre biographique sera bienvenue, y compris dans une logique exploratoire et expérimentale : à ce titre prosopographie, analyse de réseaux, biographies croisées, recours à la littérature, binômes professionnels et mises en couple sont des angles envisageables et encouragés.

Les contributions venues de disciplines diverses seront bienvenues (histoire, anthropologie, sociologie, littérature, arts du spectacle, etc), l’objectif étant de composer un numéro pluridisciplinaire.

Les propositions de contributions, sous forme de textes de 3000 signes (espaces compris), incluant les affiliations institutionnelles de l’auteur.e et trois dernières publications, peuvent être envoyées avant le 30 avril 2022 à irene.favier@univ-grenoble-alpes.fr, les réponses étant données avant le 30 mai.

En cas de réponse positive, le texte définitif, d’un maximum de 40 000 signes, sera à remettre pour le 30 janvier 2023, pour une parution prévue l’année suivante. Les discussions sont en cours avec les Presses universitaires de Montréal, l’objet de cet appel étant de constituer la table des matières de l’ouvrage en question.

1 Huertas Rafael, « El retorno a lo biográfico en la historia de la psiquiatría », in Daniel Matusevicth (comp.) ¿Quién hace la historia? Biografías de psiquiatras argentinos, 2014.

2 Margaret W. Rossiter, « The Matthew/Matilda Effect in Science », Social Studies of Science, Londres, Sage Publ., mai 1993, p. 325-341.

3 Laurence Monnais, Médecine(s) et santé. Une petite histoire globale, 19ème et 20ème siècles, PUM, Montréal, 2016, p.113.

4 Bruno Latour, Les microbes: guerre et paix, Paris, Métailié, 1984; Dora Weiner, Comprendre et soigner: Philippe Pinel, 1745-1826, Fayard Paris, 1999.

5 Mariano Ben Plotkin, Mariano Ruperthuz Honorato, Estimado doctor Freud. una historia cultural del psicoanálisis en América Latina, Edhasa, Buenos Aires, 2017, 288 páginas.

6 Huertas, op. cit., p. 11.

7 Olivier Faure, Contre les déserts médicaux : Les officiers de santé en France dans le premier XIXe siècle, PUFR, Tours, 2020; Christelle Rabier « La disparition du barbier chirurgien. Analyse d'une mutation professionnelle au XVIIIe siècle », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2010/3, p. 679-711.

8 Yvonne Knibiehler (Dir.), Cornettes et blouses blanches : les infirmières dans la société française (1880-1980), Paris, Hachette, 1984; Alexandre Klein, hubert Larose-Dutil, “S’unir dans l’émotion. Le congrès international des infirmières de 1929, momento charnière d’affirmation des gardes-malades canadiennes-françaises”, in Revue d’histoire de l’Amérique française, 2022 (soumis); Nora Jaffary, Reproduction and Its Discontents in Mexico: Childbirth and Contraception from 1750 to 1905 (UNC-Chapel Hill, 2016) ; Nathalie Sage Pranchère, L'école des sages-femmes. Naissance d'un corps professionnel (1786-1917), Tours, PUFR, 2017, 456 p.

9 https://saludconlupa.com/series/en-primera-linea/y-ahora-nos-despiden/
d’elles/eux ; elles pourront aussi se pencher sur la participation de ces protagonistes à des équipes multidisciplinaires.

10 Aude Fauvel, Alexandra Bacopoulos-Viau “The Patient’s Turn: Roy Porter and Psychiatry’s Tales, Thirty Years on”, Medical History, 60(1), January 2016, p. 1–18 ; (ed.), « Tales from the Asylum. Patient Narratives and the (De)construction of Psychiatry », Medical History, January 2016 (60/1); Cristina Sacristán (Instituto Mora), Alejandra Golcman (UNT, Argentina) y Teresa Ordorika (UNAM, México), Locura en el archivo. Fuentes y metodologías para el estudio de las disciplinas psi, in Programa de Historia de las Ciencias y de la Salud, Casa Oswaldo Cruz, 9 sept. 2021, http://ppghcs.coc.fiocruz.br/index.php/br/.

11 Laure Murat, L'homme qui se prenait pour Napoléon : pour une histoire politique de la folie, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Hors Série Connaissance », 2011, 382 p.

12 Dora Weiner, Raspail. Scientist and reformer, UPCCP, 1968.

13 Claire Fredj (ed.), Femme médecin en Algérie. Journal de Dorothée Chellier (1895-1899), préface d’Anne-Marie Moulin, Paris, Belin, 2015, 317 p.

14 Marcos Cueto, Excelencia científica en la periferia: actividades científicas e investigación biomédica en el Perú 1890-1950, Grade, Lima, 1989, 230 p.


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