mercredi 5 février 2020

Les environnements pathogènes en Europe

« Le lieu le plus maladif du monde » : penser, habiter et aménager les environnements pathogènes en Europe (XVIe-XXIe siècles)

Appel à communications

19 mai 2020

Université de Strasbourg — SAGE UMR 7363

Cette journée d’étude s’intéresse à l’histoire des environnements, milieux, lieux ou espaces considérés comme pathogènes. La description de la médecine de l’époque moderne, et plus particulièrement celle du XVIIIe siècle, comme science fondée sur une « approche spatiale » (topocentric approach) constitue un véritable lieu commun historiographique (Jankovic, 2010). Traditionnellement, cette vision de l’environnement comme déterminant la nature et la fréquence des pathologies est analysée comme un néohippocratisme fondé sur un deux idées principales (Rey, 1992). Tout d’abord, l’environnement dans lequel se développe une pathologie aurait une influence sur cette dernière et donc sur la nature des remèdes efficaces. Ensuite, le caractère toujours situé de la maladie rendrait nécessaire soit le déplacement du médecin lui-même, soit la confrontation de ses observations avec celles faites par d’autres praticiens ailleurs.
Selon le récit classique, cette « approche spatiale » disparaît ensuite au XIXe siècle, terrassée par une série de révolutions théoriques et pratiques. Tout d’abord, la « naissance de la clinique » implique la constitution d’un monopole du soin dans un espace pensé comme « neutre » (Foucault, 1963 ; Ackerknecht, 1968). Ensuite, les travaux de Claude Bernard sur l’homéostasie et le développement de la théorie des germes concourent à déplacer l’attention médicale du milieu extérieur vers le « milieu intérieur » (Holmes, 1986 ; Latour, 2001). De même, Christopher Sellers analyse la transformation de la médecine au XIXe siècle au prisme de ses aspirations à une « neutralité environnementale », c’est-à-dire une pratique médicale pour laquelle le lieu de vie des patients n’a aucune importance (Kingston, 2010 ; Sellers, 2018). Par ailleurs, il souligne un paradoxe : l’émergence d’une recherche clinique de la « neutralité spatiale » (place neutrality) est contemporaine du développement de « médecines des milieux particuliers » (place defined specialties) (Sellers, 2018).
En dépit de leur intérêt, ces recherches s’inscrivent dans une histoire classique des sciences, centrée sur l’étude des institutions et des théories médicales à l’époque contemporaine. Pourtant, de nombreux travaux ont montré que la médecine des climats chauds était largement antérieure et qu’elle devait autant à la médecine militaire et maritime occidentale qu’aux savoirs autochtones (Chakrabarti, 2014 ; Raj, 2007 ; Schaffer et al., 2009). David Barnes observe qu’en dépit d’une supposée « révolution pasteurienne », « les stratégies concrètes recommandées pour prévenir les maladies n’avaient que peu changé » à la fin du XIXe siècle (Barnes, 2006). Enfin, Linda Nash propose de remplacer le récit de la disparition du néohippocratisme par celui d’une « brève période d’amnésie moderniste » (Nash, 2006 ; Akrich et al., 2010).
Cependant, la thèse d’une éclipse temporaire pose une série de problèmes, le principal étant qu’elle postule une continuité entre l’approche spatiale de la médecine néohippocratique et la médecine environnementale moderne (Salomon-Bayet, 2003). Cet anachronisme est même revendiqué par Linda Nash qui qualifie « d’écologique » la vision, très répandue au XIXe siècle, d’un corps « poreux », « perméable » et « vulnérable » à son environnement (Nash, 2006, p. 12). Pourtant, les médecins du début du XIXe siècle sont bien loin d’être aussi influencés par la pensée hippocratique qu’ils ne le prétendent. La référence au médecin grec était en effet souvent plus rhétorique que théorique (Taylan, 2018). De même, la « médecine des lieux particuliers » rompt dans une certaine mesure avec le néohippocratisme, notamment en raison d’une grande confiance en sa capacité à combattre les maladies environnementales (Harrison 2000 ; Jennings, 2006 ; Anderson, 2006). De même, l’historiographie des risques industriels a récemment montré ce que le changement de focale chronologique pouvait apporter à l’analyse (Le Roux, 2011 ; Fressoz, 2012).

Nous proposons donc d’étudier l’évolution des rapports entre santé et environnement dans une perspective de longue durée, précisément pour récuser tant le récit d’une pensée écologique remontant à l’Antiquité que d’un hippocratisme traversant les siècles. Nous chercherons ainsi à relativiser la « nouveauté » des perspectives environnementales, tout en tentant d’analyser les mutations profondes pouvant se cacher derrière un vocabulaire stable en apparence. Dans cette perspective, nous invitons les contributeurs et contributrices à proposer des communications autour des axes suivants :
1. Penser :
Il s’agit ici de mettre en lumière la façon dont un milieu pathogène est appréhendé, décrit et traduit au prisme de la pensée savante ou profane. Les conceptions relatives aux environnements mettant en péril la santé des individus, quelle que soit leur nature, ne peuvent être comprises sans porter une attention particulière aux paradigmes sur lesquels elles reposent. Penser les environnements pathogènes s’entend ainsi, le plus souvent, comme l’intégration et l’intellectualisation de données empiriques, réunies par ceux qui les étudient, au sein de la théorie médicale.
2. Habiter
La connaissance des environnements pathogènes, et les représentations qui y sont associées, découlent de l’expérience acquise par ceux qui les ont fréquentés. Ces milieux exercent inlassablement leur action sur des corps voués à être remodelés par les influences qu’ils subissent. Les « habiter », en permanence ou avec régularité, requiert donc le développement stratégies individuelles destinées à préserver le corps de leur influence morbide, tel le régime.
3. Aménager
Outre l’adaptation des comportements et des pratiques vis-à-vis d’un environnement hostile, son aménagement à différentes échelles constitue le second volet des possibles. Il s’agit soit de le modifier dans son ensemble, par l’architecture, la mise en culture, etc. ; soit par la mise en place de milieux intermédiaires, fonctionnant à la manière d’un « deuxième placenta » (Jean-Claude Perrot, 1975). Cet aménagement est également social, dans le cadre de formes relatives à l’hygiène publique, l’action collective permettant de diminuer les risques encourus.
Comité d’organisation : Guillaume Linte (SAGE) et Paul-Arthur Tortosa (SAGE/EUI)
Modalités de soumission
Les propositions seront issues de travaux en histoire moderne ou contemporaine, mais aussi d’autres domaines de SHS ou mettant l’accent sur l’interdisciplinarité. Les propositions devront comporter un résumé de 400 mots maximum et un CV (une page maximum), et être envoyées à l’adresse environnementspathogenes@protonmail.com avant le 1er mars 2019. Le comité répondra aux propositions de communication le 15 mars. Il est possible de proposer une communication en anglais mais une maîtrise au moins passive du français, langue de travail du colloque, sera nécessaire pour participer.

Références
ACKERKNECHT Erwin (1967), Medicine at the Paris Hospital 1794–1848, Baltimore, Johns Hopkins Press.
AKRICH Madeleine, BARTHE Yannick, RÉMY Catherine (éds.) (2010), Sur la piste environnementale. Menaces sanitaires et mobilisations profanes, Paris, Presse des Mines.
ANDERSON Warwick (2006), Colonial Pathologies: American Tropical Medicine, Race, and Hygiene in the Philippines, Durham, Duke University Press.
BARNES David S. (2006), The Great Stink of Paris and the Nineteenth-Century Struggle against Filth and Germs, Baltimore, Johns Hopkins University Press.
CHAKRABARTI Pratik (2014), Medicine and Empire: 1600–1960, Basingstoke, Palgrave Macmillan.
FRESSOZ Jean-Baptiste (2012), L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil.
FOUCAULT Michel (1963), Naissance de la clinique, Paris, Presses Universitaires de France.
JANKOVIC Vladimir (2010), Confronting the Climate. British Airs and the Making of Environmental Medicine, New York, Palgrave MacMillan.
JENNINGS Eric (2006), Curing the Colonizers: Hydrotherapy, Climatology, and French Colonial Spas, Durham, Duke University Press.
HARRISON Mark (2000), Climates and Constitutions: Health, Race, Environment and British Imperialismin India 1600–1850, Oxford, Oxford University Press.
HOLMES Frederic (1986), ‘Claude Bernard, the “Milieu Intérieur” and Regulatory Physiology’, History and Philosophy of Life Sciences, Vol. 8, n° 1, March 1986, p. 3–25.
KINGSTON Ralph (2010), “Mind Over Matter? history and the Spatial Turn’, Cultural and Social History, Vol. 7, n° 1, March 2019, p. 111–121.
LATOUR Bruno (2001), Pasteur : Guerre et paix des microbes, suivi de Irréductions,, Paris, La Découverte.
LE ROUX Thomas (2011), Le laboratoire des pollutions industrielles, Paris 1770-1830, Paris, Albin Michel.
LE ROUX Thomas et JARRIGE François (2017), La contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel, Paris, Le Seuil.
NASH Linda (2006 ), Inescapable Ecologies. A History of Environment, Disease and Knowledge, Berkeley, University of California Press.
RAJ Kapil (2007), Relocating Modern Science: Circulation and the Construction of Knowledge in South Asia and Europe, 1650–1900, Basingstoke, Palgrave Macmillan.
REY Roselyne (1992), « Anamorphoses d’Hippocrate au XVIIIe siècle », in Daniel Gourevitch (éd.), Malades et maladies, histoire et conceptualisation. Mélanges en l’honneur de Mirko Grmek, Genève, Droz, p. 257-276.
SALOMON-BAYER Claire (2003), « Le néo-hippocratisme aurait-il un avenir ? », Histoire des sciences médicales, Vol. XXXVII, n° 3, p. 349-355.
SCHAFFER Simon et al. (éds.) (2009), The Brokered World: Go-Betweens and Global Intelligence, 1770–1820, Sagamore Beach, Science History Publications.
SELLERS Christopher (2018), ‘To Place of Not to Place: Toward an Environmental History of Modern Medicine’, Bulletin of the History of Medicine, Volume 92, Number 1, Spring 2018, p. 1–45.
TAYLAN Ferhat (2018), Mésopolitique. Connaître, théoriser et gouverner les milieux de vie (1750-1900), Éditions de la Sorbonne, 2018

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