Voix et visions : regards croisés sur les hallucinations
Journées d’études
Ecole Normale Supérieure
Du 24 au 26 octobre.
Lorsque nous qualifions d’hallucination ce que d’autres disent « entendre » ou « voir », nous nous inscrivons d’emblée dans la perspective médicale, qui depuis l’avènement de la psychiatrie, comprend ce phénomène comme un trouble de la perception (Esquirol, 1817). Si ce concept a certes évolué depuis le XIXème siècle, nous sommes toujours enclins à aborder le phénomène hallucinatoire à partir de ce qui lui ferait défaut : l’objectivité, l’extériorité, la réalité. C’est aujourd’hui encore comme fait psychopathologique que l’hallucination est avant tout étudiée, au risque de cantonner son analyse à l’échelle de l’individu.
Par contraste, les termes de voix et de visions, qui renvoient en Occident à une période précédant l’avènement de la psychiatrie, ont continuellement été mobilisés afin de qualifier le phénomène hallucinatoire en dehors d’une perspective psychopathologique (Shanon, 2002), voire même en réaction à toute forme de pathologisation (Romme & Escher, 1993). Au-delà d’une simple question de vocabulaire, se pencher sur les « voix » et les « visions », c’est donc tenter de s’affranchir de la tradition médicale pour aborder depuis d’autres perspectives ce que le sujet dit « entendre » ou « voir ». Cet « autre discours » a également été porté par les approches historiques, anthropologiques et philosophiques, qui ont su voir là autre chose qu’une « perception sans objet ». Sans nier les clivages méthodologiques qui distinguent traditionnellement ces disciplines, ces journées ambitionnent de les réunir autour de leur volonté commune d’aborder les voix et des visions au-delà du cadre du regard médical. Il s’agira ainsi, dans une perspective comparatiste, de documenter les différents modes de « socialisation des hallucinations » (Dupuis, 2019) - c’est à dire les vecteurs par lesquels les collectifs informent leur contenu, leur fonction symbolique et la relation qui est entretenue avec elles – et ce en vue d’inventorier et d’interroger les relations qu’entretiennent les sociétés humaines aux hallucinations et ce que ces dernières nous révèlent des sociétés qui les mettent en œuvre.
On doit d’abord aux historiens d’avoir mis l’accent sur les fonctions institutionnelles, théologiques ou esthétiques qu’ont pu jouer les voix et les visions à différentes époques, mais aussi d’avoir proposé une autre histoire de la psychiatrie et de la psychologie (Carroy, 2012) qui, loin de se limiter à la pathogénie des hallucinations, explore ses relations avec le rêve (Maury, 1861) ou les substances psychotropes (Moreau de Tours, 1845).
La sociologie et l’anthropologie ont pour leur part montré que, loin d’être réductibles aux dimensions biologiques et psychologiques auxquelles les cantonne la perspective médicale, les « voix » et les « visions » constituent de véritables faits sociaux (Durkheim, 1894). Le sens et la place qui leur est attribué trouvent leur origine en dehors des individus, dans des manières collectives de faire et de penser. Dans cette perspective, les hallucinations peuvent être abordées comme le produit de « techniques du corps » (Mauss, 1936) qui révèlent de manière particulièrement saillante l’articulation entre l’individu et le collectif.
Cette volonté de contextualiser les « voix » et les « visions », nous pouvons enfin la retrouver dans la philosophie contemporaine qui, après avoir longtemps réduit l’hallucination au problème sceptique - nos perceptions sont-elles véridiques ? -, met désormais l’accent sur le fait que « ce qui joue un rôle dans l’hallucination, en règle générale, ce n’est pas la vérité, douteuse, du perçu, mais sa réalité » (Benoist, 2017). En ce sens, revenir aux « voix » et aux « visions » c’est abandonner les questions traditionnelles de la philosophie de la perception, pour interroger la manière dont les hallucinations participent à la réalité perçue à travers leurs fonctions épistémiques (Gonzalez, 2004), esthétiques ou encore pragmatiques (Thomas & Leudar, 2000).
Quelle place est réservée aux « voix » et aux « visions » par les diverses sociétés humaines à travers le temps et l’espace ? Par le biais de quelles techniques et à quelles fins les collectifs s’attachent-ils à les induire, les contrôler ou les éliminer ? Qu’est-ce que le traitement qui leur est réservé révèle-t-il des infrastructures sociales, symboliques, et économiques d’un collectif ? Par le biais de quelles fonctions épistémiques, esthétiques ou pragmatiques participent-elles à l’institution d’une réalité commune ? C’est à ces questions que ces journées d’étude tenteront de formuler des éléments de réponse, à travers un dialogue entre anthropologues, historiens et philosophes.
Jeudi 24 octobre
ENS – Salle Dussane
Matinée : Les « voix » aux marges de la psychiatrie
9h30 : Accueil des participants
10h : Mathieu Frèrejouan (Université Paris 1) : Des voix au délire : retour sur une controverse.
10h40 : Magali Molinié : (Université Paris 8 – Cornell University) : De l’entente de voix à une écologie des êtres.
11h30 : Ekaterina Odé (ENS – SACRe): La voix « acousmatique » dans les arts-relais : quel dispositif ?
12h40-14h30 : Pause déjeuner
Après-midi : Voix et visions dans les Amériques
14h30 : David Dupuis (Durham University) : « Voix » et « visions » dans les Amériques autochtones. Panomara comparatiste.
15h20 : Marion Aubrée (CRBC/CéSor - EHESS) : Des visions merveilleuses et des voix d’outre-tombe dans la culture brésilienne.
Pause : 10 minutes
16h40 : Katerina Kerestetzi (CNRS/LAS) : La sensorialité des esprits dans les religions afro-cubaines.
17h30 : Vincent Basset (Université de Perpignan) : Visions et chamanisme wixarica.
Vendredi 25 octobre
ENS – Salle Dussane
Matinée : Voix et visions en Asie
9h30 : Accueil des participants
10h : Mary Picone (EHESS) : Les 'êtres de métamorphose' au Japon : visions, possession et interaction avec la psychiatrie.
10h40 : Florence Galmiche (Université Paris-Diderot & EHESS) : Illusions ou réalités ? Rôle et apprentissage des visions inhabituelles dans le bouddhisme coréen contemporain.
11h30 : Bénédicte Brac de la Perrière (Centre Asie du Sud-Est, CNRS) : Voix et visions dans les carrières des spécialistes des weikza en Birmanie (Myanmar).
12h40-14h30 : Pause déjeuner
Après-midi : Substances hallucinogènes, expériences cliniques et psychédéliques
14h30 : Elise Grandgeorges (Université Paris-Nanterre) : Hallucination et hallucinogènes, de la tradition médicale au milieu artistique contre-culturel en France dans les années 1960.
15h20 : Jelena Martinovic (University College London – Université de Lausanne) : Histoire des expérimentations cliniques avec la mescaline (1920-50).
Pause : 10 minutes
16h40 : Vincent Verroust (EHESS, Paris – CHUV, Lausanne) : La place accordée aux phénomènes optiques dans la découverte des champignons hallucinogènes du Mexique à travers le fonds d’archives de Roger Heim (1953 - 1971).
17h30 : Vittorio Biancardi (CRH/EHESS – Università degli Studi di Milano) : Micro-doses de substances psychédéliques.
Samedi 26 octobre
ENS – Salle des actes
Matinée : Les voix en Occident : perspectives religieuses
9h30 : Accueil des participants
10h : Pierre-Antoine Fabre (EHESS) : Voir la voix ? Un essai de lecture des visions d'Ignace de Loyola dans le Récit de sa vie et quelques autres sources.
10h40 : Sylvain Piron (EHESS) : Voix et visions médiévales.
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