Spectres de l’érudition
Appel à communications
Université de Lausanne, Anthropole
Lausanne, Confédération Suisse (1015)
Un « spectre » nous hante encore, pour reprendre l’expression de Jacques Derrida, dès lors que nous tentons de concevoir et de définir l’érudition sous ses formes contemporaines. Ce spectre est celui de la religion.
Entendons le médiéviste Georges Duby qui, en une phrase, relie ses gestes d’historien sur les archives aux travaux des « bénédictins » puisque c’est avec « une plume, une loupe, des fiches » qu’il s’agit de travailler. Voyons comment Umberto Eco, en revenant sur la vertu de l’humilité scientifique qui consiste pour lui à écouter avec respect, sans prononcer des jugements de valeur, actualise l’une des grandes qualités de l’érudition ecclésiastique classique, à savoir l’ « humilitas ». Fixons-nous, à un autre niveau, sur la manière dont Michel Foucault, attaqué sur sa posture d’historien, refuse de reconduire le clivage classique entre la stricte recherche de l’exactitude et la grande bousculade des idées approximatives. Un stéréotype que l’archéologue se propose justement de problématiser différemment dans le but de rompre avec une certaine manière de parler des savoirs. C’était là, également, l’intuition d’Emile Durkheim qui, dans L’Evolution pédagogique en France, voulut préciser le caractère « mi-ecclésiastique » et « mi-laïque » de l’Université de Paris. Une université qui s’est conçue dans une lutte ouverte contre le régulier, mais qui resta longtemps pénétrée par un certain « esprit » de cathédrale, conservant sur plusieurs points, en particulier celui des pratiques savantes, une « physionomie » propre au clerc. Cette hybridation complexe, Durkheim choisit de l’explorer, avec les moyens de la sociologie de son époque, en analysant la « cellule primitive » de l’érudition, c’est-à-dire les écoles cathédrales ou claustrales du haut Moyen-âge d’où, insiste-t-il, « est sorti tout notre système d’enseignement ».
Il s’agira d’approfondir cette intuition – qui était celle aussi de Bruno Neveu pour qui notre rapport aux savoirs a été complétement pénétré par le moment ecclésiastique du XVIIe et du XVIIIe siècle – tout en cherchant à explorer, sous une forme comparatiste ouverte à d’autres traditions religieuses, à des périodes historiques plus anciennes, à des terrains actuels, et à l’incidence que peuvent revêtir ces possibles croisements, quatre aspects de cette « matrice » religieuse de l’érudition : les lieux, les formes pédagogiques, les gestes et les outils, et l’imaginaire savant.
- Quels sont les différents « lieux » de cette érudition ? Peut-on entreprendre une description de leur performativité, c’est-à‑dire de ce qu’ils permettent de réaliser, d’accomplir, de produire et d’exposer ? Des lieux qu’il s’agira d’approcher, aussi, de manière ethnographique pour y décrire les relations qui s’y inscrivent: celles entre les acteurs présents, mais aussi celles entre les acteurs et le mobilier, les livres, les machines, les différents outils du savoir.
- Variant selon les époques, les modes académiques et les remaniements conceptuels, les pratiques d’enseignement, les formes reconnues d’interactions entre maîtres et élèves (notamment l’obéissance), la transmission silencieuse des savoirs, ou encore l’apprentissage par cœur, la dialectique, la prédication, ou la disputatio, donnent à voir comment les liens verticaux et horizontaux entre maîtres, amis, collègues, collaborateurs, étudiants, ainsi que la dimension foncièrement collective de tout savoir se structurent. « Autorité », « hiérarchie », « charisme », admiration mutuelle, sont encore des éléments qui participent de la constitution de certains réseaux savants ou de certaines « écoles » de pensée. Des élément, surtout, qui pourraient permettre de mieux comprendre comment un savoir fonde sa légitimité, ou comment se transmettent une routine, une pratique, une « ficelle », ou un style savant.
- Certains gestes classiques de l’érudition (copier, lire, critiquer, annoter, ficher, commenter…) ont-ils une attache religieuse ? Comment les érudits religieux appréhendent-ils le "travail" documentaire ? Quelle place font-ils aux outils et instruments, en particulier de type mnémotechnique, comme la liste ou la fiche, le catalogue ou le glossaire, l’index ou le tableau ? Quelle valeur attribuent-ils à ce travail dans leur parcours spirituel et plus particulièrement dans la lutte contre l’oisiveté ? Il s’agira de préciser les disciplines du corps, de la main et de l’attention, mais aussi les postures, les manières de faire et d’être, les éthiques et les pratiques du travail intellectuel et ainsi de mesurer l’importance de différents « savoir-faire » qui se déclinent jusque dans les pratiques et méthodes actuelles de la recherche.
- Après avoir considéré les lieux de production des savoirs, les différents modèles du travail savant, les méthodes de la recherche ainsi que les différentes formes de l’écriture savante, la perspective des imaginaires savants nous donnera l’occasion d’approcher la manière dont les acteurs mettent en scène, dans différents « récits », leurs croyances, leurs rapports aux savoirs et à la « culture » scientifique de leur temps, ou encore la représentation qu’ils se font de l’érudition et de son histoire.
Ce projet est donc celui d’une « archéologie » différente de l’érudition occidentale : il privilégie l’analyse de l’ordinaire de l’activité savante, fait de patience, de discipline et d’organisation, de rites d’entrée, de clivages et de hiérarchies, de dynamiques d’intégration et d’exclusion, d’éthos savant.
Modalités pratiques d'envoi des propositions
Les propositions (max. 1000 signes) accompagnées d’un CV devront être envoyées
au plus tard le 15 er juin 2017
Comité scientifique et d'organisation
Jean-François Bert (Université de Lausanne)
Christian Jacob (CNRS-EHESS)
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