lundi 10 octobre 2016

Le désir de savoir

Libido sciendi (1840-1900)


Appel à articles



pour la Revue d’histoire du 19e siècle, numéro 57, 2018/2
Dossier dirigé par Volny Fages & Laurence Guignard
Comité scientifique : comité de rédaction de la revue

On sait à quel point le goût pour les sciences saisit la société française au XIXe siècle, en particulier à partir des années 1840. C’est ce « désir nouveau de savoir » (A. Corbin) qui fait l’objet du présent projet. Institutionnellement, une communauté savante professionnalisée se constitue, la « Science » s’invente. Cursus, carrières et travail scientifique se normalisent dans le cadre neuf des laboratoires et observatoires d’État. L’engouement pour les savoirs scientifiques dépasse cependant très largement le monde de la science professionnalisée. Les indicateurs en sont connus : vague vulgarisatrice dont les formes diverses sont à comprendre comme le vecteur de cette science vers des publics neufs ; boom des sociétés savantes ; élan des amateurs de sciences qui se distinguent désormais du modèle aristocratique des « grands amateurs » et pratiquent la science comme un loisir sérieux en plus de leur activité professionnelle ; aspiration aussi à une science populaire, double ambivalent de la « science officielle » ; rayonnement enfin de puissantes figures de savants bienfaisants et dévoués qui paraissent reléguer les Faust ou Frankenstein parmi les avatars romantiques d’un passé révolu de savants-magiciens ou sorciers.

Cet engouement ne doit certes pas occulter un courant de contestation de la science, comme institution, qui traverse la période, ni même après 1900 le sentiment, en partie interne aux mondes savants, d’une « faillite de la science ». Ces critiques paraissent cependant devoir être distinguées d’une mise en cause de la légitimité du désir de science qui semble, elle, plus rare. La période paraît en effet marquée par un rapport heureux au savoir, valorisant sans nuance la volonté impérieuse et désintéressée de donner intelligibilité au monde, de s’approprier des connaissances et de produire des savoirs suivant le modèle, réel ou fantasmé, des sciences modernes. Si l’amour du savoir est une démarche principalement individuelle, elle n’en est pas moins inscrite dans une histoire sociale des goûts et des désirs, des conditions qui les rendent possibles, des interdits, voire des possibilités de leur transgression. C’est l’hypothèse d’une conjoncture nouvelle de l’ancienne libido sciendi, où le désir de connaître semble se déprendre de la marque du péché – qu’il soit d’orgueil ou de concupiscence – que nous souhaitons ici interroger. Le dossier propose ainsi d’examiner les configurations et les effets sociaux d’une libido sciendi vertueuse, entre 1840 et 1900, avant que Freud et la psychanalyse n’en réinvestissent les ressorts.

Les possibilités d’investigation sont évidemment immenses. On peut néanmoins tenter d’en dégager quelques axes :

- Les modalités et formes de l’engagement savant cristallisent une première série de questions : quels sont leurs contours, leur épaisseur sociale ? Quels réseaux différenciés – du loisir à la professionnalisation – les structurent, suivant quels jeux d’échelle et de frontière ? Comment se placent-ils dans la diversité des inscriptions sociales et savantes, car les polymathes sont nombreux et l’engagement savant se conjugue avec d’autres formes, politiques, syndicales, religieuses, ou d’autres domaines intellectuels comme l’art ou la littérature, en fonction aussi des appartenances professionnelles, religieuses, sociales, sexuées, géographiques, etc. On constate, derrière l’apparente valorisation démocratique de l’accès aux pratiques de savoirs, l’existence de mécanismes socio-scientifiques d’autorité, de censure, de répression qui distribuent reconnaissance et marginalisation, voire stigmatisation, notamment à l’égard des femmes ou des classes populaires. Ils « régulent » les effets de la libido sciendi et génèrent de puissants sentiments de satisfaction ou de frustration, à propos desquelles les sources sont fréquemment loquaces et méritent attention.

- Les pratiques savantes mises en jeu sont un second volet : les ressorts de l’amour du savoir, les choix d’objet qu’il suppose, les formes pratiques qu’il met en œuvre, les fruits enfin de l’activité savante, réclament analyse et cartographie. Comment s’opèrent les choix ? Qu’est-ce qui motive l’intérêt pour les nébuleuses, les microbes ou la préhistoire ? Quels sont les objets interdits ou ignorés ? Et par effet de quelle logique de censure ou de refoulement ? Réciproquement, quels mécanismes de levée des interdits permet l’émergence d’une volonté de savoir, constituant par exemple la « sexualité » en objet possible de libido sciendi. La notion permettrait, de même, de définir des domaines transgressifs ou alternatifs, jusqu’à des perversions du modèle, comme par exemple dans le cas des sciences occultes.

Telle qu’elle traverse le corps social au XIXe siècle la libido sciendi recèle parallèlement des effets de savoir importants et méconnus. On peut questionner la manière dont elle a pu transformer les acteurs, dans leurs représentations ou dans leurs compétences intellectuelles et sensibles : apprentissages pratiques du regard, de la main, de la pensée etc. De même, au-delà du grand récit de l’histoire du progrès scientifique, l’immense production collective d’objets, d’instruments, de collections, de publications, de théories etc. qui en a résulté a été globalement disqualifiée, sauf exceptionnelle reconnaissance académique, et donc peu étudiée alors que son rôle en terme de style, de norme, de capacité de validation, voire de production de connaissance doit être réévalué.

- La réflexion ne peut aller enfin sans interroger le modèle lui-même. Comment le siècle a t-il pu penser et figurer ces formes de l’amour du savoir scientifique ? Suivant quelles modalités ont pu émerger les figures héroïques de grands savants, professionnels ou amateurs, pionniers du progrès mus par l’amour du savoir, contribuant à forger l’image d’une libido sciendi non plus dangereuse mais utile à la collectivité ?

L’emprise hagiographique ne doit pas éclipser les éventuels contre-modèles. Ceux-ci pointent d’obscurs contacts entre génie et folie ou suggèrent les compromis difficiles avec la foi religieuse – de la problématique de la piété du savant à la passion de méconnaitre. Les figures littéraires paraissent de même d’un précieux secours pour saisir les enjeux et les reconfigurations de la libido sciendi. A côté de l’intrépide Michel Ardan ou du sage docteur Pascal, Bouvard et Pécuchet apparaissent évidemment comme une irremplaçable ressource, où l’amour pur se conjugue avec le fiasco, l’impuissance et les désillusions qui tiennent principalement, semble-t-il, aux inconséquences de la science et des savants.

Compte-tenu de la question posée, le champ est évidemment immense et nos suggestions n’épuisent évidemment pas l’étendue des possibles. Les propositions doivent cependant respecter la contrainte principale : placer le rapport aux savoirs scientifiques au cœur de la réflexion, interroger l’hypothèse d’un modèle vertueux de la libido sciendi et ses effets sociaux entre les années 1840 et 1900.

Calendrier

Les propositions, une page maximum et un court CV, sont à envoyer avant le 30 octobre 2016.
Une journée d’études-atelier réunira les auteurs du dossier au printemps 2017.

Les articles seront soumis à une double expertise et devront être remis avant le 30 septembre 2017, pour une parution du numéro fin 2018.

Contacts
volny.fages@ens-cachan.frLaurence.guignard@univ-lorraine.fr

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire