jeudi 3 avril 2014

Perception et prise en charge des victimes de catastrophe

Une histoire de la sensibilité ? Perception et prise en charge des victimes de catastrophe (XIIIe-XVIIIe siècles)

Appel à communications



Ce colloque international a pour but de réfléchir à la perception de la condition de victime et à la construction de la sphère victimaire comme objet social en relation avec les événements catastrophiques dans l'Europe médiévale et moderne. Il voudrait contribuer en ce sens à l'historiographie des catastrophes, tout en proposant de centrer l'approche sur un objet neuf de la recherche historique, le statut de victime, et développer quelques pistes à son sujet. Il a en effet été démontré que dans le contexte contemporain, le discours et la gestion des situations de catastrophe s'organisaient en priorité autour de la place des victimes dans la dynamique événementielle. Plus avant, cette dimension, qualifiée de compassionnelle ou humanitaire, de la société contemporaine confrontée à la dévastation reflète une forme de sensibilité qui définit en premier lieu la catastrophe comme un drame. On voudrait cependant discuter en quoi cette assimilation entre catastrophe et drame relève de l'histoire, et plus exactement d'une histoire de la sensibilité à la souffrance sociale. Si le XVIe siècle semble constituer un moment d'inflexion majeur en ce domaine, les contributions pourront porter, dans un souci comparatiste, sur toute la période allant du XIIIe auXVIIIe siècle.

Orientée par des perspectives tantôt inspirées de l'anthropologie historique, tantôt de l'histoire culturelle, ou plus récemment de l'histoire environnementale et de l'iconographie, l'analyse historique relative au thème de la „catastrophe“ a toujours considérablement privilégié la catastrophe de type « naturelle ». C'est en effet surtout pour étudier la relation homme-écosystème ou nature-culture que les historiens ont été stimulés à intégrer la catastrophe dans leurs préoccupations. Les principaux niveaux d'analyses ont surtout eu trait, dans une historiographie dominée par le paradigme de l'interprétation des catastrophes, à la perception des phénomènes naturels, à l'appréhension et la gestion du risque naturel, à l'intégration des phénomènes naturels dans la constitution des infrastructures sociales ou à l'évolution des concepts affiliés aux catastrophes naturelles. L'étude de l'évolution de la représentation, de lasensibilité et des émotions suscitées par l'événement catastrophique, ainsi que leur appréhension sociale, sans être entièrement délaissée, a pour l'instant moins attiré l'attention des historiens1.

Fort de ce constat historiographique d'une part et des résultats récents de la recherche socio-anthropologique d'autre part, cette rencontre voudrait donc explorer la catastrophe sous un angle différent, au croisement de l'histoire sociale et de l'histoire de la sensibilité sur le temps long, afin de proposer de nouvelles perspectives historiographiques. En étudiant d'une part la catastrophe comme un rituel, les recherches fondées par la jeune „anthropologie des catastrophes“ invitent en effet à se déprendre d'une lecture typologique de tels événements (distingués en naturels, technologiques, sanitaires, etc.), pour s'intéresser en premier lieu à la „lecture du monde“ que suppose, en général, le „point de vue catastrophique“. Dans le contexte contemporain, ces études invitent en effet à considérer la catastrophe comme un processus sociologique qui se caractérise en cela que la résolution du problème engendré, pour la société qui y fait face, ne se limite pas à l'identification et au règlement d'enjeux socio-politiques, liés à une problématique univoque événement-vulnérabilité. Le processus engendré par la catastrophe renvoie surtout au dépassement d'un drame, « isolé et irréductible » selon l'expression de Gaelle Clavandier2. La sociologue définit de la sorte la catastrophe, d'une part comme un paradigme fort de notre contemporanéité, et d'autre part comme une forme de ritualisation du réel qui tendrait au dépassement d'un événement faisant sens dans la mesure où, principalement, il est envisagé comme « mort collective ». Cela revient à donner la première place à l'imaginaire et aux affects (et notamment ceux liés à l'appréhension de la mort et de la souffrance) pour rendre compte de la lecture catastrophique de la réalite. Aussi, elle devient dans cette analyse une grille de lecture transversale à différents types d'événement: catastrophes naturelles, catastrophes ferroviaires, attentats, catastrophes technologiques, etc. Plus avant, définie comme un drame, la catastrophe peut donc inviter à faire de la sensibilité à l'événementiel et au traitement socialde celle-ci l'un des champs majeurs de la recherche sur le sujet. De plus, renforçant l'intérêt que les historiens pourraient tirer de cette problématique, les recherches de Didier Fassin et Richard Rechtman, révèlent quant à elles parfaitement l’historicité et la spécificité moderne des notions de drame, de traumatisme et de compassion3. Au cœur de l’économie morale occidentale contemporaine, ces notions se trouveraient en fait surtout au cœur d’une économie morale datée selon ces deux auteurs4.Elles se sont développeés comme des expressions émotionnelles illustrant une grille de lecture elle aussi contemporaine du monde, que l'on pourrait qualifier de « tragique », dans laquelle l’unanimité compassionnelle fait office de lien social et de background au discours politique. La prise en compte moderne de ces nouvelles notions leur permettent ainsi d’expliquer en profondeur les inflexions de la gouvernance (au sens foucaldien de gouvernementalité)visibles à partir du XIXe siècle, vers des politiques d’ordre « compassionnelles » et encore plus récemment « humanitaires » (fin XXe siècle) souvent associées aux situations de catastrophes. Ces études proposent ainsi que la souffrance sociale, que l'on peut considérer comnme une des formes de la « mort collective », en tant qu'objet d’appréhension sociétale et intellectuelle prend des formes variables selon les sociétés et les époques. Elles invitent donc à se pencher sur l’historicité des grilles de lecture dans lesquelles peut être projeté le destin traumatique de l’homme, qui inscrit ce faisant lui-même sa propre image dans un régime de pensée.

À travers l'événement catastrophique, se dévoile ainsi une réflexion sociale sur un type de mort particulier : la mort collective, qui n'est d'une part pas du même ressort, sociétalement, que la mort ordinaire, et dont il convient d'autre part d'interroger l'historicité en terme de sensibilité. Or, revenant à une analyse des faits historiques, on remarquera que les notions de « tragique » et de « tragédie » qui font flores à partir du XVIe siècle, notamment à travers la promotion d'un genre littéraire nouveau, leshistoires tragiques, ont été jusqu’à présent principalement étudiées par les spécialistes de la littérature comme l’émergence d’un genre, d’un point de vue stylistique d’une part et fonctionnaliste d’autre part. Il est communément expliqué comme miroir du traumatisme engendré par les Guerres de Religion5. Peut-on toutefois aller plus loin, et fort de ces nouvelles analyses considérer le « tragique » comme un paradigme pour ainsi passer de la critique du fait littéraire à l'étude du fait social ? On verrait alors dans cette mode du tragique non pas seulement un révélateur littéraire, mais aussi et surtout, l’émergence d’une nouvelle forme de sensibilité au monde et aux événements. De ce point vue, on pourrait donc proposer d’analyser par exemple l’explosion du genre « tragique » dans la littérature du XVIe siècle, et la structure de pensée qu'il suggère, comme une variante parmi d’autre d’un mouvement de fond plus essentiel : celui d’un désencastrement général du « tragique » dans le champ d'ensemble de la sensibilité. On remarquera par exemple que les troubles de la Guerre de Cent Ans n’avaient pas mené au même type de développement littéraire (en tous les cas pas de manière aussi répandue) et donc pas à un traitement identique des événements.

Plus avant, on voudrait donc pouvoir discuter l’hypothèse selon laquelle la Renaissance voit le développement d’une nouvelle sensibilité au malheur social, à la souffrance collective, dont le développement du « tragique littéraire » ne serait finalement qu’un épiphénomène et une illustration. Liée aux notions afférentes d’humanité, de victimes, de pitié, de compassion, de sensibilité a la mort, etc., les facteurs de cette évolution peuvent être multiples. La liste est ouverte, mais l’on pense par exemple à des aspects pratiques (invention de l’imprimerie qui facilite la communication et donc rapproche la perception des événements dramatiques), philosophiques (nouvelles réflexions sur la nature de l’homme chez les humanistes) et religieux (impact de la Réforme et concurrence des discours religieux sur l’humanité et son destin) notamment.

Pour interroger l’existence de cette nouvelle forme de sensibilité d’un point de vue historique, il nous semble opportun de focaliser l'attention de la recherche sur le problème des victimes, centrales dans la définition de la sensibilité à l'événement catastrophique. Comment les attitudes évoluent-elles à leur égard ? Comment la gouvernementalité se modifie-t-elle à leur égard ? Comment était assumée la « charité conjoncturelle de masse » que supposent les événements catastrophiques ? Comment les victimes se trouvent-elles intégrées dans un discours du monde ? Comment constituaient-elles (ou non) un régime de sens face à l’événement ? C’est ce genre de question que nous voudrions approfondir, à partir de l'étude de différents types d'événements catastrophiques-mortifères (catastrophes naturelles, mais aussi épidémies, massacres, incendies, accidents, naufrages, etc.), générant, d'une façon ou d'une autre, une souffrance collective. On posera le postulat, en définitive, que la notion de victime, au sens moderne du terme et en tant que noyau central d’analyse, de réception émotionnelle et de traitement social des événements mortifères apparaît quelque part vers le XVIe siècle. La chronologie reste bien entendu à débattre.

La notion de victime est assez neuve dans les perspectives historiographiques pré-contemporaines6. Pourtant, analysée par les sociologues comme un fait de société important7, la promotion récente de la figure de la victime comme centre d’attention de l’événementiel invite bien l’historien à se pencher sur la question. La notion moderne suppose en effet une lecture passive des acteurs du drame (être victime d'un événement) que ne reconnaissaient pas les lexicographes du Moyen Age. Ils entendaient la notion de victime dans un sens actif, sacrificiel (être victime pour), dont le meilleur exemple était le Christ lors de la Passion. C'est ce glissement qu'il convient d´étudier.

Les voies de recherches privilégieront principalement les approches culturelles et sociales de la question. Plusieurs axes ont été déterminé, lesquels peuvent servir de guide à la réflexion :

1) la réflexion intellectuelle élaborée sur le concept de victime et de mort accidentelle dans les sources
patristiques, scolastiques, humanistes, philosophiques des Lumières, etc. (réflexion bien/mal face à l'accidentel, justification du drame, compassion, pitié, charité, etc.)
rhétorique, vocabulaire et lexicographie (sémantique) de la mort, du malheur , des victimes et de toute notion afférentes

2) le discours sur les victimes dans les récits d'événement (chroniques, journaux, occasionnels, mémoires)
l’analyse de la formalisation de la mort de masse, dans ses formes (mathématisation-bilan, omission, métaphorisation, etc.) et ses évolutions
l’analyse de la sensibilité explicite au drame dans les récits d’événements mortifères, du vocabulaire employé pour définir les pertes, etc.
l’analyse de la place accordée aux victimes dans ces récits
l’analyse de l’interprétation donnée à la présence de victimes, interprétation religieuse, philosophique, politique, etc.
l’analyse de la place des victimes dans les éléments de mémorisation (absence/présence, choix de victimes, etc.)

3) la prise en compte des victimes comme objet social de gouvernance
l’évolution des formes de la prise en charge « gouvernementale » des victimes (acteurs, moyens, etc.)
les formes et l’évolution de l’action charitable (présence/absence, acteurs, dimension géographique des mouvements de charité, moyens de diffusion de l’information, développement de systèmes privés et/ou institutionnalisés d'assistance etc.)
les liens entre la sphère victimaire et les développements théoriques de notions politiques comme la « bonne police » (France), la Policey (Allemagne), le buon governo (Italie), etc.
la place des victimes et de l'assistance dans la formulation des théories politiques (absence/présence et forme du thème dans les devoirs du Prince, dans l'image idéalisée de l'Etat, etc.)

4) la matérialté des victimes
les conditions de vie des victimes survivantes (réactions primaires et secondaires après le choc, niveau et capacité de résilience, etc)
mouvement et migration de populations victimes
traitement des cadavres
iconographie des victimes

Le questionnement est large afin de proposer des axes de réflexions sur un nouveau problème. On accueillera dans ce sens toutes propositions qui sur le temps long seront à même d’interroger l’historicité de la notion entre Moyen Age et époque moderne. Si la question d'une émergence au XVIe siècle constitue le pivot de l'analyse, on accueillera aussi, par souci de comparatisme, des études portant sur le Moyen Âge ou les époques modernes et contemporaines. On l'a dit, la question de la chronologie de l'émergence est a discuter.
Organisateurs et comité
Dr. Thomas Labbé : Institut für Geschichte, Technische Universität Darmstadt (Research Fellow, Alexander von Humboldt Stiftung)
Prof. Dr. Gerrit J. Schenk : Institut für Geschichte, Technische Universität Darmstadt
Lieu et date

Le colloque se tiendra du 11 au 13 décembre 2014 à l'abbaye de Lorsch (Allemagne, Hesse), inscrite au patrimoine mondial de l'UNESCO , et se déroulera en lien avec l'exposition « Von Atlantis bis heute. Mensch.Natur.Katastrophe » acceuillie par le Reiss-Engelhorn-Museum de Mannheim ( http://www.rem-mannheim.de/ausstellungen/vorschau/atlantis.html ).

L'organisation du colloque prendra en charge les frais de déplacement et de logement durant les trois jours.

Modalités des propositions de communication
Les propositions de communication se feront sous la forme d'un résumé de 15-20 lignes maximum, accompagné d'un titre, d'une liste de 5 mots-clés, ainsi que des coordonnées et de l'organisme de rattachement de l'auteur. Les contributeurs prévoiront une durée d'intervention de 20 minutes.

Les contributions en français, en allemand et en anglais seront acceptées. Dans le souci d'une participation la plus large possible au débat, les communications qui pourront être présentées en anglais à l'oral seront privilégiées.

Les propositions devront être envoyées avant le 30 avril 2014

à Thomas Labbé : labbe@pg.tu-darmstadt.de

Les auteurs des propositions envoyées recevront une réponse dans le courant du mois de mai 2014.
Notes

1 La question de la sensibilité à l'événement catastrophique a surtout été étudiée pour le XVIIIe siècle, en particulier en relation avec le tremblement de terre de Lisbonne en 1755 : L'invention de la catastrophe au XVIIIe siècle. Du châtiment divin au désastre naturel, A.-M. Mercier-Faivre et C. Thomas (éds.), Genève, Droz, 2008. Voir aussi Vers une anthropologie des catastrophes, L. Buchet, C. Rigeade, I. Seguy et M. Signoli (éds.), Antibes, 2009.

2 Gaëlle Clavendier, La mort collective. Pour une sociologie des catastrophes, Paris, Éd. Du CNRS, 2004, p. 233.

3 Didier Fassin et Richard Rechtman, L’empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victimes, Paris, Flammarion, 2007 ; Didier Fassin, La raison humanitaire. Une histoire sociale du temps présent, Paris, Gallimard, 2010.

4 Ils situent notamment au XIXe siècle le point de départ de l’histoire du traumatisme, faisant le lien avec le développement de la psychiatrie.

5 Par exemple, sur les liens littérature / étude du tragique, voir l’étude classique Jean-Marie Domenach, Le retour du tragique, Paris, Seuil, 1967 ; plus spécifique à la production littéraire de la Renaissance et aux « histoires tragiques » : Vincent Biet (dir.), Théâtre de la cruauté et récits sanglants en France (XVIe-XVIIe siècle), Paris, 2006.

6 Surtout étudiées d’un point de vue judiciaire dans Les victimes, des oubliées de l’histoire ?, B. Garnot (dir.), PUR, Rennes, 2001 ou mémoriel dans Commémorer les victimes en Europe (XVIe-XXIe siècles), David El kenz, F.-X. Nérard (dir.), Paris, Champs Vallon, 2011 ; voir également l’ouvrage très discutable de J.-M. Apostolidès, Héroïsme et victimisation. Une histoire de la sensibilité, Paris, Exils, 2003.

7 Outre les travaux de Didier Fassin et Richard Rechtmann, plusieurs titres montrent un engouement seulement très récent pour le thème : G. Erner, La société des victimes, Paris, La Découverte, 2006 ; D. Soulez-Larivière, C. Eliacheff, Le temps des victimes, Paris, Albin Michel, 2007.



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