Quand histoire et sciences se rencontrent : quel regard historique porter sur la circulation des savoirs au Moyen Âge ?
Appel à communications
Colloque International
Tunis – 17-19 février 2025
« Si nous voulons saisir la pensée scientifique d’une époque, nous devons, autant qu’il est possible, essayer de la saisir dans sa cohérence propre. Pas besoin de rappeler que nous ne devons pas, autant qu’il est possible, nous référer à des connaissances ultérieures, mais voir comment la pensée scientifique d’une époque met en jeu des éléments de valeur d’importance et d’origines très différentes, et selon une combinaison particulière.» (Jacques Roger, 1968)
Le renouvellement des perspectives de lecture et d’interprétation des savoirs anciens, à travers les textes ou d’autres formes de matériaux et de supports, a permis d’accorder progressivement une pleine légitimité – jadis sous-estimée – à la pratique d’une histoire des sciences. Celle-ci a d’ailleurs été étendue à une histoire des savoirs et des pratiques dans une perspective sociologique et anthropologique plus large. Quant à la notion même de science, elle reste largement sujette à débat et échappe le plus souvent aux exigences de toute définition stricte.
À la suite des travaux de Gérard Simon (pour l’histoire de la physique) ou encore de Jacques Roger (pour l’histoire de la biologie), un renouveau historiographique a invité à resituer la pensée, les savoirs et les pratiques scientifiques dans leur contexte, pour les envisager au sein de leur « cohérence propre » dans un cadre intellectuel et culturel qui dépasse celui de la science occidentale contemporaine. L’étude porte alors sur une temporalité plus large et sur un espace géographique plus étendu, englobant les influences mutuelles et les phénomènes de transmission.
Il s’agit encore de mettre en évidence la valeur scientifique de cette pensée antique et médiévale, pour rompre avec la conception d’une rationalité qui serait l’apanage de la pensée moderne, héritière de la révolution scientifique du XVIIe siècle. En effet, longtemps soumises aux visions positiviste et téléologique de l’histoire des sciences, les sciences anciennes sont considérées dans leur rapport à cette modernité vue comme l’émergence d’un savoir érigé en véritable science par l’acquisition d’une méthode, qui connut son aboutissement avec les progrès majeurs du XIX-XXe siècle. Les sciences
anciennes, quant à elles, étaient, au mieux, lues avec admiration par les tenants d’une lecture continuiste et progressiste, en recherche du précurseur de théories récentes, ou avec condescendance par les défenseurs d’une vision discontinuiste, soulignant les erreurs du passé corrigées par la modernité (Roger 1964). Cette attitude participe d’une disqualification des savoirs et des pratiques, qui seraient nécessairement dépassés ou « pré-scientifiques ».
Ce colloque s’inscrit à la suite des recherches qui envisagent une histoire globale des sciences et remettent en cause une lecture eurocentrée, selon laquelle la science aurait pris naissance avec les Grecs et l’activité spéculative, et connu un véritable essor au XVIIe siècle avec l’émergence de la méthode expérimentale (Rashed 1984, 1997). En particulier, la place assignée aux sciences arabes médiévales dans l’histoire est interrogée sous un jour nouveau (F. Sezgin, D.R. Hill, G. Saliba, C. Burnett, etc.). Les travaux majeurs de R. Rashed ont également promu une approche déterritorialisée. Ils accordent une place importante aux échanges et à la circulation (hommes, textes, objets, …) et remettent en cause « l’occidentalité de la science classique » (Rashed 1984), balisant ainsi un champ d’études en y établissant les normes de rigueur : interroger son objet et ses méthodes, porter un regard critique sur les textes, etc. (Crozet 2004)
Nous nous situons dans la continuité des résultats du projet de recherche Speculum Arabicum (UCLouvain, 2012-2017) et donnons suite aux pistes d’investigation qui en ont émergé (de Callataÿ, Cavagna & Van den Abeele 2021). Alors que la publication de synthèse qui en a découlé aborde la question des croisements culturels en ouvrant plusieurs dossiers thématiques (connaissance du ciel et de la terre, étude et usage du monde animal, diffusion de la connaissance), nous souhaitons revenir sur les enjeux méthodologiques propres à l’étude de l’histoire des sciences et de leur transmission. L’approche se veut dynamique et déterritorialisée, convoque l’expression des savoirs sous diverses formes – écrites, orales, iconographiques, archéologiques, artistiques – et souhaite explorer le(s) contexte(s) de leur émergence et de leur construction. La question des supports sera ainsi envisagée, en lien avec la diffusion manuscrite des ouvrages scientifiques et du rôle joué par la transition vers l’imprimé. De plus, l’influence des institutions sera aussi interrogée, en particulier le rôle des universités, des écoles, des bibliothèques, des hôpitaux et plus largement des politiques urbaines comme vecteurs d’intégration et de transmission des savoirs.
Enfin, si la science ne peut s’inscrire que dans une histoire longue, ce colloque sera l’occasion de réinterroger le rapport de l’histoire des sciences à l’historicité : est-ce que le système de « vérités » supposées acquises et atteintes à partir de la modernité qui les a construites détermine à lui seul ce qui par le passé est correct ou non, ou dans le passé appartient à la science ou non (Simon 1991) ? L’histoire des sciences est-elle alors une histoire comme les autres ? A-t-elle une temporalité propre ? Ses exigences, du fait qu’elle traite de la science, sont-elles les mêmes que pour une histoire économique,
culturelle, sociale ? Les normes de la science sont-elles les mêmes en tout temps, en tout lieu ? Doit-on lire les événements scientifiques comme éléments d’une histoire, au sein de leur histoire, ou à partir de leur histoire ? (Macherey 2007) Dans ce sens, quel statut accorder aux éléments constitutifs d’un savoir, inscrit dans sa temporalité, comme les savoirs alchimiques ou astrologiques ? Comment appréhender un discours selon des normes qui s’écartent de celles de notre temps, et qui ne sont pas nécessairement partagées entre toutes les disciplines (domaine littéraire ? scientifique ? philosophique ? médical ?), et qui elles-mêmes ont vu leurs contours fluctuer ? Comment dépasser un cloisonnement disciplinaire (notamment entre lettres et sciences), qui a longtemps nourri un jugement rétrospectif négatif sur les savoirs anciens ?
En somme, dans cet appel, nous souhaitons :
- Éviter les écueils d’une continuité cumulative en histoire des sciences ou à l’inverse d’une altérité absolue entre sciences anciennes et sciences modernes ;
- Réinterroger la dimension rationnelle ou scientifique des travaux et des expériences et observations qui nous ont été transmises (à l’écrit ou à l’oral) ;
- Réinterroger les aspects relatifs au développement d’une méthode scientifique et à son exigence relative chez les penseurs des périodes antérieures ;
- Explorer le rapport entre autorité et marginalité dans le développement des savoirs ;
- Aborder les questions relatives à la langue et aux parcours philologiques, comme véhicule et mode d’expression et de transmission des savoirs (traductions et commentaires, emploi des citations dans les compilations, etc.)
- Interroger la valeur de la culture orale dans un certain contexte et en confrontation avec l’émergence et la persistance de l’écrit ;
- Interroger les classifications des sciences au cours de l’histoire ;
- Explorer l’interconnexion entre différentes sciences ainsi que les échanges des savoirs et des savoir-faire entre elles,
- Interroger la notion de temporalité en histoire des sciences ;
- Explorer les lieux et pratiques du savoir : universités, bibliothèques, hôpitaux, etc. ;
- Analyser les espaces géographiques qui ont été des points de contact dans le développement de l’histoire des sciences.
Repères bibliographiques
BEAUJOUAN, G., « La Science au XIVe siècle », Revue d'histoire des sciences et de leurs applications , Janvier-Mars 1950, Vol. 3, No. 1, p. 5-20
BEAUJOUAN, G., « Réflexions sur les rapports entre théorie et pratique au Moyen Âge, The Cultural Context of Medieval Learning: Proceedings of the First International Colloquium on Philosophy, Science, and Theology in the Middle Ages—September 1973, Dordrecht : Springer Netherlands, 1975, p. 437-484.
BENMAKHLOUF & S. POINAT 2010 (dir.) (Vol. spéc.) Les sciences peuvent-elles se passer de leur histoire ?, Noesis 17, 2010, 7-15.
BLAY, M., « Peut-on comprendre la science sans l’histoire ? », dans A.-L. Rey (éd.), Méthodes et histoire. Quelle histoire font les historiens des sciences et des techniques ?, p. 161-171 BURNETT, CH., Scientia in Margine: Études sur les Marginalia dans les manuscrits scientifiques du moyen âge à la Renaissance, D. JACQUART and C. BURNETT (éds.), Geneva 2005. BURNETT Ch., Arabic into Latin in the Middle Ages, the translators and their intellectual and social context, Farnham, England: Ashgate/Variorum, 2009. CROZET, P., Les sciences arabes entre Antiquité et âge classique : la constitution d'un nouveau champ en histoire des sciences, 2004. halshs-01191455
DE CALLATAŸ, G., CAVAGNA, M. & VAN DEN ABEELE B. (éds.), Speculum Arabicum. Intersecting Perspectives on Medieval Encyclopaedism, Publications de l’Institut d’Études Médiévales, Turnhout : Brepols, 2021.
DE CALLATAŸ G. & VAN DEN ABEELE B. (éds.), Une lumière venue d’ailleurs : héritages et ouvertures dans les encyclopédies d’Orient et d'Occident au Moyen Âge (actes du colloque de Louvain-la-Neuve, 19-21 mai 2005), Turnhout : Brepols, 2008.
DRAELANTS, I., VAN DEN ABEELE, B. TIHON, A. (éds.), Occident et Proche-Orient : contacts scientifiques au temps des croisades. Actes du Colloque de Louvain-la-Neuve, 24-25 mars 1997, Louvain-la-Neuve : Turnhout, 2000 (Réminisciences, 4). DURIS, P, Quelle révolution scientifique ? Les sciences de la vie dans la querelle des Anciens et des Modernes (XVIe-XVIIIe siècles), Hermann, 2016.
HILL, D.R., « Science and Technology in Ninth Century Baghdad », dans Science in Western and Eastern Civilization in Carolongian Times, éd. PL Bouzer et D. Lohrmann; Birkhäuser; Boston, 1993.
HILL D.R. & KING, D. (éds.), Studies in Medieval Islamic Technology : From Philo to al-Jazari – From Alexandria to Diyar Bakr, Ashgate : Variorum, 1998.
JACQUART, D. (éd.), Comprendre et maîtriser la Nature au Moyen Age. Mélanges d’histoire des sciences offerts à Guy Beaujouan, Genève : Droz, 1994. JACQUART, D., « Quelle histoire des sciences pour la période médiévale antérieure au XIIIe siècle? » Cahiers de civilisation médiévale 39 - 153, 1996, p. 97-113.
KRUK R. , « La zoologie aristotélicienne. Tradition arabe. », GOULET R. (ed.), Dictionnaire des philosophes antiques ; Supplément. Paris : CNRS Editions, 2003, p. 329-334.
KRUK, R., « Early Arabic translators, their methods and problems », Babel 22.1, 1976, p. 15-20. MACHEREY, P., « Histoire des savoirs et épistémologie », Revue d’Histoire des Sciences, T. 60-1, 2007, p. 217-236.
ROGER, J., Pour une histoire des sciences à part entière, Albin-Michel, 1995.
ROGER, J. (avec GALIFRET Y., CANGUILHEM G., KAHANE E., MOULOUD N., SCHATZMAN E., VIGIER J.-P.) « Objectivité et historicité de la pensée scientifique », Raison présente, n°8, Octobre – Novembre – Décembre 1968, p. 23-54.
ROGER, J., « Réflexions sur l’histoire de la biologie (XVIIe-XVIIIe siècles) : problèmes de méthodes », Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, t. 17-1, 1964, p. 25-40.
RASHED, R. (éd.), Histoire des Sciences arabes, Seuil, 3 vol., 1997.
RASHED, R., Entre arithmétique et algèbre : recherches sur l’histoire des mathématiques arabes. Paris : Les Belles-Lettres, 1984. SALIBA, G., Islamic Science and the making of the European Renaissance, Mit Press, 2007. SEZGIN, F., Geschichte des arabischen Schrifttums. Vol. III. Medizin-Pharmazie, Zoologie-Tierheikunde, Leyde, 1970. SIMON, G., Science et Histoire, Paris : Gallimard, 2008. SIMON, G., « Optique et perspective : Ptolémée, Alhazen, Alberti », Revue d'histoire des sciences, 2001, p. 325-350. SIMON, G., « De la reconstitution du passé: À propos de l’histoire des sciences, entre autres histoires. », Le débat, 1991, 4-N° 66, p. 120-132.
Les propositions de communications (20 minutes en français, en anglais ou en arabe) ou de panels thématiques (3 communications) sont à envoyer au format word/pdf comprenant le(s) nom de(s) auteur(s), affiliation(s), titre et résumé (300-500 mots) avant le 21 juin 2024 [prolongation 30 juin] à l’adresse suivante : tunishistoiresciences@gmail.com
Organisateurs :
Meyssa Ben Saâd (Université de la Manouba/ SPHère UMR7219 – Univ. Paris Cité)
Kaouthar Lamouchi-Chebbi (Université de la Manouba/ SPHère UMR7219 – Univ. Paris Cité)
Florence Ninitte (Institut d’Études Avancées de Nantes) – Grégory Clesse (UCLouvain) -
Comité scientifique : Marouane Ben Miled (ENITunis) – Meyssa Ben Saâd (Univ. Manouba/SPHère UMR 7219) - Zeineb Cherni (Univ. Tunis) – Grégory Clesse (UCLouvain) – Godefroid de Callataÿ (UCLouvain) - Adnen El Ghali (SOCIAMM ULB) – Leila Hamouda (IPEIM Tunis) - Mehrnaz Katouzian-Safadi (CNRS UMR 7219) – Khaled Kchir (Bib. Nat. Tunisie) - Kaouthar Lamouchi-Chebbi (Univ. Manouba/SPHère UMR 7219) - Hamdi Milka (Univ. Kairouan) – Sébastien Moureau (UCLouvain) - Florence Ninitte (IEA Nantes) – Souad Touzri (Univ. Manouba) - Baudouin Van den Abeele (UCLouvain)
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