Des fonctionnaires immunisés ? Invisibilité de la santé au travail dans la fonction publique
Appel à communication
Colloque organisé les 24 et 25 novembre 2022
à Nantes (sous réserve)
Projets ÉtAmiante financé par le GIS GESTES (Groupe d’études sur le
travail et la santé au travail) et AmiEtat financé par l’Agence
Nationale de la Recherche au titre du projet ANR-21-CE36-0005-01
Fin 2019, un·e salarié·e sur cinq travaille dans la fonction publique, soit 5,66 millions de personnes dont 67 % ont le statut de fonctionnaire (Donzeau, Pons, 2021). Personnels soignants, enseignant·e·s, militaires, secrétaires, agent·e·s d’entretien, etc., elles et ils relèvent de l’une des trois fonctions publiques (d’État, hospitalière ou territoriale), secteur où tous les métiers sont représentés (Bilan, Gally, 2021). Les risques professionnels auxquels ils et elles sont exposé·e·s sont donc a priori identiques à ceux du secteur privé. Or l’exposition aux risques professionnels, les mobilisations pour l’amélioration des conditions de travail, ainsi que les effets de statuts d’emploi spécifiques des fonctionnaires,
restent largement invisibles dans le champ académique. La pandémie de Covid-19 en présente une nouvelle illustration (Amossé et al., 2021).
Les enjeux de santé au travail ont fait l’objet de nombreuses recherches depuis le milieu des années 2000. Plusieurs numéros de revues ont ainsi été consacrés à cet objet, que ce soit dans Actes de la Recherche en Sciences Sociales (2006), la Revue française des affaires sociales (2008), la Revue d’histoire moderne et contemporaine (2009), Mouvements (2009), Politix (2010), Sociologies pratiques (2013) ou la Nouvelle revue du travail (2014). Les sujets explorés relèvent d’enjeux variés : de savoirs et de pouvoirs, de mise en visibilité (Bruno et al., 2011 ; Henry, 2017), des pratiques de prévention (Viet, Ruffat, 1999 ; Buzzi et al., 2006) comme des conséquences néfastes du travail en matière de
santé (Omnès, Bruno, 2004), qu’elle soit physique ou mentale (Loriol, 2003 ; Buscatto et al., 2008). Mais comme ailleurs en Europe (Johnston, McIvor, 2000 ; Rainhorn, Bluma, 2014 ; Ziglioli, 2016), cette littérature se concentre sur le secteur privé et s’intéresse peu au travail dans la fonction publique et à ses spécificités, même si quelques exceptions offrent une comparaison entre l’Europe occidentale et les démocraties populaires (Rosental, 2017).
Participant de cette invisibilisation, les études statistiques qui évaluent l’exposition des fonctionnaires et contractuel·le·s aux risques professionnels sont limitées. Les résultats issus de l’enquête Conditions de travail de la Dares (Mauroux et al., 2021) les concernant sont minoritaires. Quant à l’enquête Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels (Sumer) qui existe depuis 1994, elle ne s’est ouverte aux agent·e·s de la fonction publique territoriale qu’à partir de 2010, et aux trois versants de la fonction publique seulement en 2017. En optant pour une entrée par métiers (soignant·e·s, diplomates, éboueurs, policier·e·s…), certains travaux parviennent à rendre compte des risques professionnels encourus par les travailleur·se·s des fonctions publiques et de l’usure physique (Carricaburu et al., 2008 ; Gadéa, Divay, 2012 ; Gautier, 2021) ou mentale (Boussard et al., 2006 ; Loriol 2010 ; Lhuilier, 2013) dont ils et elles sont victimes. Ces recherches se concentrent toutefois sur les risques les plus reconnus (musculo-squelettiques et psycho-sociaux), tandis que l’exposition des agent·e·s aux risques toxiques demeure un impensé. Surtout, ces études se désintéressent généralement
du cadre d’exercice et du statut de fonctionnaire (Cartier et al., 2010) et de leurs effets sur la santé, hormis pour les penser comme une « mise à l’abri » (Bret, 2020). Les études en sciences sociales semblent ainsi suivre un implicite, selon lequel le statut de fonctionnaire, qui garantit l’emploi, préviendrait en lui-même des risques professionnels. Chacune des trois fonctions publiques est dotée de ses propres règles statutaires, bien spécifiques. Tous ces textes renvoient toutefois aux dispositions du Code du travail sur la santé et sécurité au travail, et particulièrement à sa partie IV concernant les principes généraux relatifs aux risques professionnels, notamment en matière de prévention. Les travaux
de quelques auteur·e·s questionnent les spécificités de ces dispositifs de prévention et de réparation de la santé au travail dans la fonction publique. Il est ainsi souligné qu’il s’y pratique une médecine de prévention, qui dépendrait « dans les administrations de la seule volonté de la personne publique employeur » (Join-Lambert, 2003). Les procédures de reconnaissance de la maladie professionnelle et de l’inaptitude y sont également spécifiques (Dedessus Le Moustier, Dedessus Le Moustier, 2016) et laissent peu de marge de manoeuvre aux agent·e·s pour agir sur les décisions prises à leur égard (Gaboriau, 2020).
Dans les faits, les dispositions de la partie IV du Code du travail semblent ainsi loin d’être appliquées. Tout se passe comme si l’État-employeur se préservait de toute sanction ou coercition. Alors qu’un rapport parlementaire souligne l’urgence d’améliorer la prise en charge de la santé au travail des fonctionnaires (Lecocq et al., 2019), et à l’heure de réformes à venir des dispositifs de prévention de la santé au travail des fonctionnaires (mise en place des comités sociaux d’administration), les réponses envisagées ne font pas consensus.
Afin de contribuer à combler l’angle mort scientifique que constitue la santé au travail dans la fonction publique, ce colloque se donne deux objectifs. D’une part, il vise à dresser un état de l’art des recherches existantes et en cours portant sur ces enjeux. D’autre part, en construisant des passerelles entre ces recherches, ce colloque doit permettre d’établir un échange entre les chercheur·e·s concerné·e·s par l’étude de la santé au travail dans la fonction publique.
Cet appel à communication est ouvert à toutes les recherches en
sciences sociales (sociologie, histoire, science politique, géographie, droit…).
Les contributions pourront s’inscrire dans un ou plusieurs des axes de travail suivants :
1. Les conséquences des conditions de travail sur la santé : contenus du travail et manifestations pathologiques
Le premier volet de cet appel invite les chercheur·e·s à interroger la manière dont les processus
de « modernisation » des administrations publiques ont des conséquences sur les conditions de travail et la survenue de maladies ou de décès. Les formes de l’emploi public se métamorphosent fortement depuis les années 1970. Alors que la fonction publique pouvait apparaître comme un vecteur de promotion sociale, ces opportunités se réduisent drastiquement depuis quatre décennies (Gollac et Hugrée, 2015). Ces transformations sont liées à l’évolution globale des effectifs de fonctionnaires (Donzeau, Pons, 2021) et à la part croissante d’agent·e·s contractuel·le·s : en 2005, les emplois statutaires ne représentaient plus qu’un quart des recrutements dans la fonction publique (Peyrin, 2020 ; Ruiz, 2021). Une autre caractéristique notable de la fonction publique est sa forte féminisation, qui concerne l’ensemble des trois versants, se poursuit tendanciellement et concerne en particulier la catégorie des contractuel·le·s (DGAFP, 2020 ; Gaboriau, 2019).
Cette mutation des statuts de travail dans les administrations publiques est étroitement corrélée aux facteurs de transformation de l’organisation du travail (Gillet, 2020). Mutualisation des services, concentration des tâches, informatisation des activités, etc. : le secteur privé et le secteur public ont été marqués par des dynamiques similaires d’intensification du travail dans les deux dernières décennies du vingtième siècle (Guillemot, 2011). Ce mouvement apparaît toutefois plus marqué dans les administrations publiques, où le temps de travail moyen est légèrement plus élevé et où les contacts avec le public sont plus fréquents et plus difficiles que dans les entreprises privées (Matinet, Rosankis, 2019). Cette intensification du travail apparaît comme l’une des causes à la fois d’un taux d’absentéisme plus élevé que dans le secteur privé et qui augmente progressivement depuis les années 1960 (Divay, 2010 ; Krynen et al., 2011), mais aussi d’un important taux de suicides.
Les pensées du New Public Management ont contribué à réorganiser les activités de travail autour d’objectifs de performances quantifiées (Belorgey, 2010 ; Bezes et al., 2011 ; Pierru, 2020). Ces logiques gestionnaires sont souvent vécues comme une perte de sens pour les agent·e·s (Cartier, 2002 ; Jounin, 2021), voire comme « la négation du travail réel » (Fortino, 2013). Elles accentuent en outre des situations de tensions avec les publics avec lesquels les agent·e·s sont en contact direct (Avril et al., 2005 ; Matinet, Rosankis, 2019). Mais la prise en compte de ces risques organisationnels, ne doit pas faire oublier les risques physiques auxquels sont également exposé·e·s des agent·e·s aux professions très diverses, comme les contraintes posturales et articulaires, les risques chimiques et biologiques, etc. (Matinet, Rosankis, 2019). Sans oublier qu’au-delà d’une manipulation directe des produits ou matières toxiques, les risques chimiques peuvent également être liés à l’état des locaux de travail, en témoignent par exemple les récentes mobilisations contre l’amiante dans les écoles (Piquemal, Couleau, 2020) ou dans d’autres bâtiments administratifs (Collectif 350 tonnes et des poussières, 2022).
2. Les mobilisations collectives pour l’amélioration des conditions de travail
Le deuxième volet de cet appel invite à compléter les études sur les relations professionnelles dans les fonctions publiques qui ont jusqu’ici accordé une place marginale aux enjeux de santé au travail (Siwek Pouydesseau, 1989 ; Saglio, 2004 ; Garabige, 2010 ; Le Saout, 2017 ; Vincent, 2020). Alors que les organisations syndicales y conservent une implantation significative, dans quelle mesure et comment la santé au travail est-elle saisie et constituée en enjeu de mobilisation par ces dernières ? Si la pénibilité du travail est parfois difficilement dicible du fait de l’attachement aux métiers et des normes de care qui les régissent (Meuret-Campfort, 2014), mais aussi en raison de « régimes de perceptibilité des risques » (Murphy, 2006) orientés par la croyance en la protection du statut d’une moindre pénibilité du travail administratif, l’existence d’un entre-soi et de sociabilités syndicales favorisent dans le même temps la formulation de discours critiques sur le travail et sa dégradation (Alfandari, 2017 ; Siblot, 2018). Dans cette optique, les enquêtes s’intéressant aux conditions de mise à l’agenda de la prévention et de la gestion des risques professionnels, variables entre versants de la fonction publique et en leur sein, sont particulièrement attendues. Elles seront notamment l’occasion de discuter la variété des canaux et des modalités empruntés par les mobilisations collectives.
Ce deuxième axe permettra également d’étudier l’émergence et les usages des dispositifs institutionnels de prévention de la santé au travail, mis en place tardivement et de manière très parcellaire dans les administrations publiques (Goussard, Tiffon, 2017). À l’instar des rares travaux sur les PTT (Join-Lambert, 2003), sur le rôle de l’inspection du travail (Pélisse, 2020) ou sur la création des comités d’hygiène, de sécurité et de conditions de travail (CHSCT) (Collectif 350 tonnes et des poussières, 2022), nous chercherons à interroger la spécificité de la fonction publique en la matière (Comer, Del Sol, 2022) tout en questionnant conjointement l’instauration de logiques managériales les rapprochant des pratiques du privé (Join-Lambert et al., 2017).
Enfin, dans le prolongement des travaux attentifs aux formes de politisation des enjeux de santé au travail et aux trajectoires et propriétés sociales des syndicalistes qui développent une expertise dans le domaine, les propositions de communication pourront questionner la spécialisation de militant·e·s expert·e·s, en lien avec la professionnalisation de certaines activités syndicales. Elles pourront aussi interroger la relégation symbolique et pratique des enjeux de santé au travail dans l’action syndicale (Henry, 2011) et leurs effets sur la structuration des carrières militantes (Ponge, 2021).
3. Parcours et statuts liés à la réparation quand la santé est dégradée
Le troisième volet de cet appel interroge l’impact sanitaire des conditions de travail des fonctionnaires et contractuel·le·s qui peut se lire dans l’usure des corps, la survenue d’accidents ou de maladies. Une attention particulière sera portée aux trajectoires individuelles et collectives menant vers la reconnaissance ou non de ces maux du travail. À la lumière des obstacles déjà identifiés dans le secteur privé (Thébaud-Mony, 1991 ; Marchand, 2016 ; 2018 ; Primerano, 2019 ; 2020), nous questionnerons dès lors les parcours de réparation des agent·e·s de la fonction publique, et le sens qu’ils et elles leur confèrent.
Les conditions de reconnaissance de ces atteintes à la santé par le travail relèvent dans la fonction publique d’instances et d’acteurs très spécifiques, dont les particularités contribuent à rendre invisible – davantage encore que dans le secteur privé – la responsabilité du travail dans l’état de santé des personnels (David, Bigaouette, 1986). À l’exception de rares travaux en droit (Rioux, 2017 ; 2018), en santé publique (Farcis et al., 2018 ; Lebreton-Chakour et al., 2012) et récemment en sociologie (Gaboriau, 2020 ; 2021), les modalités d’accès à la reconnaissance dans la fonction publique constituent un angle mort de la recherche (Barlet, Prete, 2021).
Cet axe s’attachera donc à étudier la manière dont les agent·e·s et leurs représentant·e·s se mobilisent ou se sont mobilisé·e·s pour faire reconnaître leurs expositions et leurs maladies professionnelles ou « imputables au service », mais également, en amont, pour obtenir l’élargissement de la surveillance médicale clinique. Les contributions pourront par exemple s’employer à rendre compte des confrontations et des compromis entre administrations et représentant·e·s syndicaux·ales autour de la reconnaissance des maladies professionnelles (Henry, Jouzel, 2008) comme de l’institutionnalisation et du fonctionnement des instances concernées par la réparation des conséquences de l’exposition aux risques professionnels. Ce volet s’intéressera également aux acteurs en charge de l’instruction et de la reconnaissance, notamment aux acteurs médicaux que sont les médecins agréé·e·s et les médecins de prévention. Les enquêtes présentées pourront ainsi documenter tout un ensemble d’institutions encore méconnues que sont la médecine de prévention, les commissions de réforme, les centres de gestion et leurs services de prévention.
Les contributions pourront également s’attacher aux mécanismes qui renvoient hors de la sphère professionnelle certaines expositions subies par les agent·e·s. Il en est ainsi par exemple de la création de catégories d’exposition à l’amiante, qualifiées alternativement « d’intramurale passive », « para-professionnelle » ou « environnementale » (Henry, 2007 ; Collectif 350 Tonnes et des Poussières, 2022), portant à croire que l’activité de travail n’est pas en lien avec les cancers et fibroses pulmonaires survenant des décennies plus tard.
Format
Pour rappel, cet appel à communication est ouvert à toutes les recherches en sciences
sociales (sociologie, histoire, science politique, géographie, droit, etc). Les propositions se
fondant sur des recherches empiriques (qualitatives ou quantitatives) seront privilégiées.
Les organisateurs et organisatrices envisagent la préparation d’un dossier spécial dans
une revue à comité de lecture à l’issue du colloque. Des versions rédigées des communications
seront donc attendues.
Calendrier
Les propositions de communication (deux pages maximum dont présentation des matériaux
empiriques) sont attendues pour le 1er juin 2022.
Le retour des évaluateurs et évaluatrices se fera la première semaine de juillet 2022.
Les communications définitives seront attendues pour le 15 octobre 2022.
Les propositions et communications rédigées sont à adresser à :
350tonnesetdespoussieres@groupes.renater.fr
Membres du comité scientifique
Émilie Biland-Curinier, Professeure de sociologie et science politique, CSO
Renaud Bécot, Maître de conférence en histoire, PACTE
Marie Cartier, Professeure de sociologie, CENS
Clémentine Comer, Chercheuse post-doctorante en science politique, IRISSO
Véronique Daubas-Letourneux, Professeure de sociologie, Arènes
Eric Geerkens, Professeur d’histoire, Université de Liège
Emmanuel Henry, Professeur de sociologie, IRISSO
Michel Héry, ancien responsable de la mission veille et prospective, INRS
Renaud Hourcade, Chargé de recherche en science politique, Arènes
Odile Join-Lambert, Professeure de sociologie et d’histoire, Printemps
Bleuwenn Lechaux, Maîtresse de conférence en science politique, Arènes
Gabrielle Lecomte-Ménahès, Chercheuse post-doctorante en sociologie, PACTE
Anne Marchand, Chercheuse post-doctorante en histoire et sociologie, CHS et Giscop93
Arnaud Mias, Professeur de sociologie, IRISSO
Sylvie Morel, Maîtresse de conférence en sociologie, CENS
Judith Rainhorn, Professeure d’histoire, CHS
Pierre Rouxel, Chercheur post-doctorant en science politique, CERAPS
Catherine Vincent, Chercheuse en sociologie, IRES
Membres du comité d’organisation
Renaud Bécot, Maître de conférence en histoire, IEP de Grenoble
Clémentine Comer, Chercheuse post-doctorante en science politique, IRISSO
Gabrielle Lecomte-Ménahès, Chercheuse post-doctorante en sociologie, PACTE
Anne Marchand, Chercheuse post-doctorante en histoire et sociologie, CHS et Giscop93
Pierre Rouxel, Chercheur post-doctorant en science politique, CERAPS
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