vendredi 15 octobre 2021

Genres et normes dans l’Europe des Lumières

Genres et normes dans l’Europe des Lumières

Appel à contributions

 

Revue Dix-huitième siècle, n°55, à paraître en 2023 :


 Numéro dirigé par Stéphanie Genand et Stefania Ferrando, Florence Lotterie, Anne Verjus et Jean-Christophe Abramovici.

 

 Les études de genre forment aujourd’hui un champ de recherches universitaires reconnues autant que débattues. Elles se caractérisent par le dialogue international qu’elles ont su construire, ainsi que par les approches pluridisciplinaires qu’elles favorisent en sciences humaines et sociales : l’histoire, la sociologie, l’anthropologie en ont été, à partir d’un premier ancrage féministe, les véritables fers de lance, mais la philosophie, la littérature, la science politique, la géographie, pour ne citer qu’elles, ont elles aussi intégré ce paradigme qui, il y a un peu plus de quarante ans, a opéré une véritable révolution scientifique.

Cette dernière s’inscrit évidemment dans une histoire longue dans laquelle le 18e siècle représente, pour plusieurs raisons, une étape décisive : un changement de paradigme s’y affirme d’abord, initié notamment par les médecins (Roussel 1775, Moreau 1803, radicalisant la tradition des Traités des maladies des femmes), qui naturalise et donc essentialise la différence des sexes, en assignant les êtres humains à deux classes genrées (Laqueur, 1992). Ce différencialisme, consacré par le Code civil de 1804, s’accompagne d’un double mouvement d’assignation et d’institutionnalisation qui constitue, pour une part, la signature problématique des Lumières sur la scène du genre : la philosophie s’y revendique certes comme l’exercice critique de la raison, mais les femmes, du fait de leur biologie et de leur psyché, voire d’une articulation spécifique d’une biologie à une psyché, se voient exclues du logos, avant que les législateurs révolu  tionnaires, nourris par l’œuvre de Rousseau, n’élisent l’universel comme échelle d’une émancipation dont là encore plusieurs figures minorées – les femmes, les enfants, les domestiques, les personnes de couleur libres, les esclaves… – sont écartées. On assiste ainsi à des transformations capitales des registres normatifs qui organisent l’accès au savoir et à la politique (Fraisse, 1995) : les formes d’exclusion et de « non inclusion » s’inscrivent paradoxalement dans un langage universaliste attribuant par principe à tout être humain une égale liberté et dignité (Verjus, 2002).

Le long 18e siècle – envisagé depuis la parution De l’égalité des deux sexes de Poullain de la Barre (1673) jusqu’à la promulgation du Code civil – constitue dès lors un territoire privilégié pour tenter l’archéologie critique de la différence des sexes : soit de la manière dont elle se constitue philosophiquement, se représente esthétiquement, en littérature ou en histoire de l’art – le 18e serait ici « le siècle du sexe » (Harvey, 2010) tant sont nombreuses les œuvres qui le placent au centre de l’intrigue, mais aussi celui du « sexe  bavard » (Foucault, 1976) – et s’institue politiquement, sous la Révolution et le Consulat. Les Lumières posent ainsi trois questions capitales aux études de genre : celle de leur socle philosophique – quels arguments, quelles raisons fondent la différence entre hommes et femmes ? –, celle de leurs fables esthétiques – quels mots, quels discours, quelles images racontent ou montrent cette diff  érence ? – et celle de leurs normativités politiques : quelles lois, quels textes, quelles valeurs transforment cette différence de sexes en détention différenciée de l’autorité ?

Ouvrir les recherches dix-huitiémistes et la revue Dix-huitième siècle aux études de genre n’est pourtant pas le seul objectif du présent numéro. Ces études de genre ont elles-mêmes connu une évolution constante qui les a notamment conduites à penser, outre la domination, les déclinaisons spécifiques et surtout pratiques de la domination et de sa logique hiérarchique : comment les hommes et les femmes s’en arrangent-ils, la contournent-ils, en jouent-ils ou au contraire s’en affranchissent-ils ? De nouveaux concepts ont ainsi récemment enrichi les études de genre : l’agency (Butler 2002 et 2010) ou puissance d’agir par-delà les déterminismes mais aussi, depuis les années 2000, l’intersectionnalité, qui analyse l’entrelacs des différentes inégalités qui pèsent sur la trajectoire du sujet, qu’elles concernent son sexe, sa race ou son appartenance sociale. Or ces outils se révèlent très stimulants pour la recherche dix-huitiémiste : s     ils se sont affirmés dans le cadre double d’une histoire des femmes et des conditions de la politisation des sexes en Révolution (Guilhaumou 2012, Verjus 2002 et  2010, Plumauzille 2016), l’ambition du présent dossier serait de mettre leur efficacité à l’épreuve d’un long 18e siècle, inséré dans des cultures d’Ancien Régime dont il faut mesurer les évolutions : comment de tels outils permettent-ils de rendre compte des questions de l’inégalité, de la différence et de la domination, sans se limiter à la sexualité, mais en envisageant cette dernière, au sens large, comme un espace en cours de définition « moderne » où peut, en quelque sorte, s’intensifier l’activité (concrète et imaginaire) de normalisation des identités sociales et des rapports de pouvoir ? Les études de genre, telles qu’elles ont elles-mêmes ouvert l’empan de leur réflexion, interrogent ainsi plus largement les dominations qui singularisent autant qu’elle  s problématisent les Lumières : celle du sexe, mais aussi celle de la race et des positions dans l’ordre social, à la fois produits et producteurs d’une normativité dont il faut évaluer les contraintes comme les possibilités de remise en cause.

C’est dans ce cadre que nous avons choisi de privilégier l’articulation entre « genres » et « normes » dans l’Europe des Lumières. Par « normes », nous n’entendons pas un cadre fermé et intangible, mais un système au contraire mouvant, se redéfinissant au gré de contraintes institutionnelles (la loi, le marché…), de volontés collectives ou individuelles, ou d’ajustements plus ou moins désirés. Ces normes seront envisagées autant dans leur articulation aux constructions et évaluations (imaginaires et émotions inclus) des « différences » dans la stratification sociale et raciale, que dans celles des sexualités et de leurs corps (eux-mêmes « construits »). C’est notamment cette résonance « intersectionnelle » qui conduit à passer du singulier (le genre comme outil d’analyse) au pluriel (les genres comme mise en travail des identifications). Et ce sont alors des jeux multiples par rapport à la norme dont nous chercherons à propos  er une cartographie active : un tableau mouvant et européen des rapports de genre au 18e siècle, où s’esquissent des dynamiques et des pratiques en même temps que s’énoncent des discours et que s’exercent des pouvoirs.

Les contributions susceptibles d’une approche interdisciplinaire et ouvertes sur des corpus transversaux et internationaux retiendront donc plus particulièrement l’attention.

 

Calendrier

 Les propositions (titre et présentation d’une quinzaine de lignes) sont attendues pour le 15 novembre 2021. Elles doivent être envoyées à l’adresse suivante : dixhuitiemesiecle55@gmail.com

Les articles retenus, d’une longueur maximale de 30.000 signes espaces inclus, seront à rendre le 30 mai 2022 à la même adresse.

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