« Pour votre santé, mangez au moins cinq fruits et légumes par jour ». « Manger Bouger ». Ce sont là quelques injonctions issues de la campagne du Programme national nutrition santé (PNNS) lancée par le gouvernement français en 2001 et visant à améliorer, de manière générale, l’état de santé de la population. Il est question d’agir sur la nutrition qui est elle-même définie par l’équilibre entre les apports liés à l’alimentation et les dépenses occasionnées par l’activité physique. À partir de 2019, il est notamment recommandé d'augmenter et de régulariser l’activité physique, tout en réduisant la sédentarité. Ces campagnes sont le fruit d’un long processus amorcé par les théories hygiénistes du XIXème siècle (Bourdelais, 2001 ; Jorland, 2010) et souvent associées aux discours nationalistes et à la construction de la nation à travers la régénérescence (ou l’amélioration) supposée d’un groupe social, voire d’une « race », à travers la culture d’un corps sain dont l’obtention passe non seulement par des conceptions liées aux normes de propreté, mais surtout par une alimentation et une activité physique appropriée (Morris, 2004).
Cependant les discours hygiénistes correspondent à certaines normes sociales et culturelles. En effet, les politiques de santé sanitaires ou économiques s’ancrent généralement dans des systèmes de représentations et dans une manière de penser l’autonomie de la personne (Fainzang, 2011 : 123-124). Aussi bien dans le temps que dans l’espace, certains modèles associent le corps gros à un corps sain quand d’autres assimilent le corps sain à un corps mince. Les canons de beauté et les conceptions locales de l’hygiène peuvent contredire d’autres normes (Andrieu, Boëtsch, 2013) comme, par exemple, l’idéal de blancheur de la peau qui limite parfois drastiquement la pratique d’activités physiques en extérieur (Assayag, 1999 ; Bonniol, 1995) ou, ailleurs, la pratique du gavage des femmes qui contredit l’idéal biomédical d’un corps sain, mince et musclé (Musée de l’Homme, 2019).
Car les politiques publiques apparaissent généralement, en amont, comme le produit de représentations sociales et culturelles, y compris quand elles brandissent le drapeau de la science pour se légitimer. Il en découle que ces logiques se heurtent parfois à des réalités radicalement différentes, notamment quand ces politiques, venues des Nords, se diffusent dans les Suds. Il est donc possible de s’interroger sur la nature des décalages ainsi induits, mais aussi sur la façon dont ces politiques se réajustent en fonction de ces contraintes, dans un processus de réappropriation de ces modèles. En retour, il est profitable de se questionner sur comment les sociétés des Nords tendent à s’inspirer des épistémologies des Suds pour tenter d’améliorer leurs propres politiques publiques du corps sain.
Au gré des transformations du service public, dont découlent les politiques publiques, le domaine de la santé voit sa surface publique diminuée au profit d’une concurrence et d’une recherche de profit. Dans ce cadre de recherche de diminution des coûts récurrents, la prévention a toujours été un invariant et une variable d’ajustement. Comme le décrivent Christine Détrez (2002) et Didier Fassin (1996), le modèle de santé publique repose sur un paradoxe : la conception de la santé collective passe par une prise en charge individuelle de la prévention. Les politiques publiques finissent par s’incarner dans les individus à travers leur quotidien et la santé relève désormais de la responsabilité individuelle. Les réseaux sociaux magnifient le corps jeune, beau et sain, associé au bonheur dans l’acception de l’injonction néolibérale (Cabanas, Illouz, 2019) qui peut là aussi conduire à des effets opposés, comme la dépression, le mal-être, ou certaines formes de discriminations sociales (Ehrenberg, 1998).
Indépendamment de savoir ce qu’est un corps sain, ou en bonne santé, cette livraison d’Émulations interroge ce gouvernement des corps (Fassin, Memmi, 2004) et la manière dont l’État, par le biais des politiques publiques, crée des normes et impose un modèle du corps sain. Il ne s’agit pas ici de se cantonner à interroger les politiques publiques de la santé, au sens de la prophylaxie (comme, par exemple, les gestes barrières dans la gestion de la crise sanitaire autour de la Covid), relatives aux normes d’hygiène et de propreté, mais essentiellement celles qui se concentrent sur l’amélioration des corps qui non seulement doit prévenir des maladies sur le long cours, mais aussi les rendre plus performants, ou du moins les mettre en adéquation avec un idéal corporel contextualisé. Comment les politiques publiques, qu’elles soient contraignantes ou incitatives, envisagent-elles d’assainir les corps individuels et sociaux à travers la gestion de l’alimentation et des activités physiques ? Ce qu’il s’agit d’interroger ici, ce sont donc les mondes des politiques publiques qui débordent les frontières géographiques et les limites d’activités spécifiques pour désigner des « ensembles de questions se posant à la société dans le langage de la santé publique et présentant une certaine communauté d’enjeux » (Fassin, 2021 : 18).
Les contributions attendues pourront s’inscrire dans les axes suivants, qui ne sont cependant pas exclusifs :
1- Les transformations du discours hygiéniste Bien que l’hygiénisme ait émergé au XIXème siècle, ses principes associant santé et alimentation n’appartiennent pas aux catégories de discours récentes ou à l’histoire contemporaine, mais remontent à l’Antiquité, notamment avec les recommandations diététiques d’Hippocrate (Mucem, 2021). Une archéologie de ces modèles reste à faire même si l’histoire de ces pratiques est bien documentée, depuis le développement des corps vigoureux des athlètes et des hommes d’armes de l’Antiquité et du Moyen Âge, jusqu’à l’émergence d’une chrétienté musculaire et de l’homme moderne devant entretenir un esprit sain dans un corps sain dans le courant du XIXème siècle (MacAloon, 2008). De nos jours, des préoccupations de bonne santé se convertissent en celles du bien-être (Vigarello, 2015) puis au management de soi (Le Texier, 2015) et à l’injonction au bonheur (Illouz, 2019).
Comment ces modèles hygiénistes se sont-ils propagés et transformés à travers le monde et dans le temps ? En quoi les systèmes normatifs qui en sont issus ont pu produire des résultats parfois inverses aux attentes jusqu’à devenir des contre-exemples ? L’exemple des États-Unis est ici à la fois capital et fondateur, avec des résultats opposés aux politiques publiques locales s’appuyant sur les théories d’Ancel Keys (1959), prônant la santé par la diète méditerranéenne, en raison d’un modèle de consommation dominé par la « malbouffe » (De Rosnay, De Rosnay, 1981), symbolisée par les fast-foods. Quels nouveaux modèles émergent de cette remise en cause ? Qui en sont les artisans, les promoteurs et les usagers ? Quelle place occupent les pouvoirs publics dans leur fabrication et dans leur diffusion au sein de la société ?
2- La dimension matérielle des politiques publiques
Les politiques publiques s’inscrivent dans la corporéité des individus mais également dans la culture matérielle. Il s’agit ici de questionner la mise en place d’objets qui vont permettre de répondre aux injonctions ou aux incitations des politiques publiques. Des corsets aux opérations de chirurgie bariatrique en France (où cette dernière est remboursée, sous conditions, par le système de santé public) pour redresser ou faire maigrir les corps, les objets, les mobiliers urbains incitent à croiser les analyses des enjeux alimentaires et des enjeux d’activités physiques : podomètre, éthylotest, parcours sportifs… Comment se mettent en place ces politiques ? Comment les politiques publiques ont-elles réussi à ce que les individus se les approprient au point de revendiquer eux-mêmes le self quantified (Dagiral et al., 2019) ?
Autrement dit, comment s’est constituée historiquement cette production d’objets ? De multiples moyens se sont développés pour garantir les nouvelles attentes du corps et envers le corps, des cantines aux salles de sport, en passant par les marchandises émotionnelles (Illouz, 2019) qui visent à améliorer le moi : montres connectées, tables surélevées pour le travail debout, etc. Que nous disent ces objets des liens des politiques publiques et secteur marchand privé ? Que nous révèlent cette culture matérielle et ces dispositifs techniques sur la place et la construction de l’individu dans un espace politique et social normé par la figure du corps sain ?
3- Les conséquences des politiques publiques sur les modes de consommation L’individu dispose d’une nouvelle gamme de choix sans cesse renouvelée pour s’alimenter et rester actif, mais il est aussi confronté à la responsabilité de prendre soin de lui-même. Sous couvert de vérité scientifique, des normes sont imposées politiquement et pas toujours suivies d’effet ni dans ses applications ni dans ses incitations économiques (difficulté d’imposition de la taxe soda, …). Cette force des normes, qui ne sont ni lois ni ne supposent des contraintes extérieures, interviennent à même les comportements qu’elles orientent de l’intérieur.
Une des conséquences de ces politiques peut être la montée de certaines discriminations, qui sont elles-mêmes conséquences de ces modèles, et dont la grossophobie est un exemple révélateur (Carof, 2021). L’individu entrepreneur de lui-même, entre injonction à la soumission et à l’autonomie, est aidé dans ses choix par le foodactivism, la prolifération d’alicaments, et la mise en place de divers dispositifs sportifs par les autorités locales. Comment ces politiques et leurs contradictions internes se déclinent-elles dans différents contextes socioculturels ? À quelles représentations du corps répondent ces nouveaux modes de consommation ? Dans une perspective proche des « Arts de faire » (De Certeau, 1990), en quoi ces derniers constituent-ils une forme de réappropriation ou de détournement des politiques publiques du corps sain ?
Modalités de soumission Les propositions d’articles sont à envoyer avant le 8 novembre 2021 aux trois adresses suivantes : ghislaine.gallenga(at)
univ-amu.fr, jeromesoldani(at)
hotmail.fr, et redac(at)
revue-emulations.net. Les propositions, d’une longueur maximum de 1000 mots, comprendront le titre de l’article, le résumé de l’argument, ainsi qu’une notice bio-bibliographique indiquant la discipline et le statut professionnel de chaque (co-)auteur·e. Les contributions pourront provenir de toutes les sciences sociales et concerner toutes les aires géographiques. Les consignes aux auteur·e·s sont téléchargeables au bas de la page suivante :
www.revue-emulations.net/appel/devenez-auteur.
Calendrier
8 novembre 2021 : date limite pour l’envoi des propositions d’articles
Mi-novembre 2021 : communication des décisions aux auteur·e·s
8 janvier 2022 : envoi des manuscrits V1 (35 000 signes)
8 mars 2022 : retour des évaluations aux auteur·e·s
Fin avril 2022 : envoi des manuscrits V2
15 juin 2022 : retour des évaluations aux auteur·e·s
Septembre 2022 : envoi de la dernière version des manuscrits à la revue
2023 : publication du numéro papier et mise en ligne
Bibliographie indicative
ANDRIEU B., BOËTSCH G. (2013), Corps du monde, Paris, Armand Colin.
ASSAYAG J. (1999), « La « glocalisation » du beau. Miss Monde en Inde, 1996 », Terrain, n°32, p. 67-82.
BONNIOL J.-L. (1995), « Beauté et couleur de la peau. Variations, marques et métamorphoses, Communications, n°60, p. 185-204.
BOURDELAIS P. (dir.) (2001), Les hygiénistes : enjeux, modèles et pratiques, Paris, Éditions Belin.
CABANAS E., ILLOUZ E. (2019), Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle sur nos vies, Clermont-Ferrand, Éditions Premier parallèle.
CAROF S. (2021), Grossophobie. Sociologie d'une discrimination invisible, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme.
DAGIRAL É., LICOPPE C., MARTIN O., PHARABOD A.-S. (2019), « Le quantified self en question(s). Un état des lieux des travaux de sciences sociales consacrés à l’automesure des individus », Réseaux, 2019/4 n° 216, p. 17-54.
DE CERTEAU M. (1990 [1980]), L’invention du quotidien (Tome 1). Arts de faire. Paris, Gallimard.
DE ROSNAY S., DE ROSNAY J. (1981), La Malbouffe. Comment se nourrir pour mieux vivre, Paris, Poche.
DÉTREZ C. (2002), La construction sociale du corps, Paris, Seuil.
EHRENBERG A. (1998), La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob.
FAINZANG S. (2011), « La culture, entre représentations de la personne et politiques de santé. Mises en perspective avec quelques données occidentales », in M. Godelier et al. Maladie et santé selon les sociétés et les cultures, Paris, PUF, p. 111-127.
FASSIN D. (1996), L’espace politique de la santé. Essai de généalogie, Paris, PUF, 328 p.
FASSIN D. (2021), Les mondes de la santé publique. Excusions anthropologiques. Cours au Collège de France 2020-2021, Paris, Seuil, 392 p.
FASSIN D., MEMMI D., (dir.), (2004), Le gouvernement des corps, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales,
ILLOUZ E., (dir.), (2019), Les marchandises émotionnelles. L’authenticité au temps du capitalisme, Clermont-Ferrand, Éditions Premier parallèle.
JORLAND G. (2010), Une société à soigner. Hygiène et salubrité publiques en France aux XIXème siècle, Paris, Gallimard.
KEYS A., KEYS M. (1959), Eat well and stay well, New York, Doubleday.
LE TEXIER T. (2015), « Le management de soi », Le Débat, n° 183, janvier-février, p. 75-86.
MACALOON J. (dir.) (2008), Muscular Christianity in Colonial and Post-colonial Worlds, New York, Routledge.
MORRIS A. D. (2004), Marrow of the Nation. A History of Sport and Physical Culture in Republican China, Berkeley, University of California Press.
MUCEM (2021), Le grand mezzé, Actes Sud, Marseille.
MUSÉE DE L’HOMME (2019), Je mange donc je suis. Petit dictionnaire curieux de l’alimentation, Paris, MNHN.
VIGARELLO G. (2015), Histoire des pratiques de santé. Le sain et le malsain depuis le Moyen Âge, Paris, Éditions du Seuil.