lundi 13 septembre 2021

Musée et biopolitique

Des vies, des corps et des affects. Musée et biopolitique. À partir du musée des nourrices et des enfants de l’Assistance publique

Appel à communications 

Quelles relations unissent certains dispositifs muséographiques à une biopolitique, entendue dans une acceptation large. Comment travaillent-elles les modalités de gouvernement des vivants, de leurs corps comme de leurs affects ? Telle est la problématique que cette publication collective entend explorer à nouveaux frais. Ce questionnement prend son origine dans un cas singulier, le musée des nourrices et des enfants de l’Assistance publique créé en 2016 à Alligny-en-Morvan. Dernière maison à thème du réseau de l’écomusée du Morvan, son objet fondateur est l’histoire du départ de nourrices à Paris et du placement d’enfants de l’Assistance publique dans le Morvan.


Argumentaire

Le parti-pris choisi pour cet appel à contribution est de prendre comme point de départ le cas singulier du musée des nourrices et des enfants de l’Assistance publique, de le faire travailler, en convoquant d’autres cas, ou en opérant des montées en généralité. Aussi, chacun des axes proposés dans cet argumentaire débute par une analytique du musée pour se terminer par une proposition construite à partir de celle-ci.
Musée et biopolitique

Au musée d’Alligny-en-Morvan, le passage devant le « tour d’abandon » autorise les débordements des visiteurs et une reprise différente de l’histoire telle qu’elle est présentée ou cadrée jusqu’à ce moment du parcours muséographique par des dispositifs de « médiation » écrite et orale. L’artefact en question n’est pris ni dans le système de causalité économique ni dans la narration des politiques de l’État précédemment évoqués dans la visite, mais saisi dans son histoire fonctionnelle propre.

À la différence d’autres objets de musée exposés sous vitrine et donc mis à distance des corps des visiteurs (comme les colliers et médailles d’« immatriculation » des enfants placés), cette boîte pivotante présente une matérialité singulière, en ce qu’elle autorise et manifeste une réitération des gestes de ses usages comme de sa fabrication. D’abord, elle est manipulable et actionnable par des visiteurs, à qui l’on permet de refaire virtuellement l’acte d’abandon. Geste que l’on peut d’abord faire sans y penser, avant de prendre corporellement et affectivement la mesure des conséquences de l’acte, de sa portée et de son caractère irréversible. Ensuite, il s’agit d’une copie réalisée par un ancien enfant de l’Assistance formé à l’école d’ébénisterie d’Alembert réservée aux pupilles.

Face au tour d’abandon s’opère alors pour les visiteurs un changement d’échelle et de régime, une bifurcation. Dans un musée de discours pris, au moment de sa création, dans une tension entre reconstituer et évoquer, le tour fait évènement en ce qu’il leur fait se poser la question de ce qui leur arrive, soit comme individus ou membres d’une espèce. Une autre forme d’attention apparaît, autorisant des montées en généralité, une prise, une projection ou une narration propres, que l’histoire soit ou non la sienne et que l’on soit ou pas de là (i.e. du Morvan). C’est ici, devant cet objet peu cadré, que des paroles circulent et des larmes s’écoulent, que d’autres expériences humaines sont convoquées (celles d’enfances heureuses ou malheureuses, mais aussi celles des camps, de migrations, etc.) et que surgissent des questions d’ordre anthropologique ou éthique, politique ou moral. Une autre bifurcation peut se jouer dans l’espace consacré aux nourrices, autour d’une lettre lue, ou encore devant la photo d’une « boîte à bébé » prise à Hambourg en 2013[1] venant clore une frise chronologique sur une histoire de l’Assistance publique, de fait appréhendée comme administration des corps et gestion calculatrice de la vie[2] d’enfants. On verra par exemple dans le placement des nourrices chez certaines « grandes familles » industrielles une « vente des corps » féminins digne d’une « économie du tiers-monde », témoignant de leur insertion contrôlée dans l’appareil de production, au même titre que l’invention du biberon associée à une « libération » de main d’œuvre féminine au XIXe siècle faisant du bio-pouvoir un élément indispensable au développement du capitalisme[3].

Le tour comme métonymie du musée des nourrices et des enfants de l’Assistance publique se présente alors comme l’occasion d’une interrogation sur les relations entre musée et biopolitique, à la fois par les sujets traités et les formes d’agencements muséographiques mis en œuvre mais aussi par leurs effets, envisagés ici en termes d’évènements et de spatialités. Ce musée sera donc appréhendé, en relation avec d’autres et avec la muséologie comme discipline, en tant qu’ils font actualité d’une question biopolitique. Par actualité nous entendons ce qui se passe autour de nous, ce que nous sommes et ce qui nous affecte. Et par biopolitique, principalement mais pas seulement, le sens que Michel Foucault lui donne, soit des mécanismes de régulation des populations qui s’appliquent au corps-espèce, à ses processus biologiques et à leurs conditions de variabilité (natalité, mortalité, niveau de santé, durée de la vie, sexualité, etc.). Ou encore selon ses termes : « Il faudrait parler de “bio-politique” pour désigner ce qui fait entrer la vie et ses mécanismes dans le domaine des calculs explicites et fait du pouvoir-savoir un agent de transformation de la vie humaine »[4]. Les disciplines du corps désignent de leur côté des rapports de pouvoir en tant qu’ils s’exercent sur des corps individuels envisagés comme machines à dresser, à optimiser. À l’articulation entre les deux, le biopouvoir produit la norme. « La norme, c’est ce qui peut aussi bien s’appliquer à un corps que l’on veut discipliner, qu’à une population que l’on veut régulariser. (…) Dire que le pouvoir au XIXe siècle, a pris possession de la vie, dire du moins que le pouvoir, au XIXe siècle, a pris la vie en charge, c’est dire qu’il est arrivé à couvrir toute la surface qui s’étend de l’organique ou biologique, du corps à la population par le double jeu des technologies de discipline d’une part, et des technologies de régularisations de l’autre. »[5] Dans le cas du placement d’enfants dans le Morvan et de nourrices à Paris, il s’agit bien de gouverner des populations humaines, certes spécifiques, et de configurer des communautés, des êtres et des territoires. Le tour d’abandon apparaît alors comme l’expression et l’inauguration de l’exercice d’un pouvoir sur des corps et des populations, c’est-à-dire un dispositif matériel aménagé dans le but de lutter contre la mortalité infantile ou d’organiser la prise en charge de la survie d’enfants abandonnés généralement « exposés » dans des lieux publics.

Derrière lui, s’annonce la gestion du flux des enfants au sein du Morvan, l’organisation de leur déplacement depuis Paris et le contrôle de leurs vies sur place. Livrets et colliers que l’enfant doit porter jusqu’à « 6 ans révolus ». « Tout enfant mis en nourrice doit être porteur d’un collier destiné à constater son individualité s’il n’a pas accompli sa sixième année » précise une instruction placée dans les livrets d’enfants assistés. Ces dispositifs accompagnés d’énoncés venant les justifier et les appuyer sont autant de systèmes d’identification et de contrôle, de technologies d’établissement d’un lien entre une vie et une identité saisies sous le regard de l’État, autant de modalités de gouvernement des enfants assistés et l’organisation par l’État d’un en-dehors d’une société locale.

Proposition. Face au tour et face au musée, les visiteurs diagonalisent l’actualité par certains des objets exposés à qui, de fait, ils donnent une portée anthropologique ou politique. Cela vaut pour le tour et ceux qu’il affecte mais aussi pour ces dispositifs d’identification de l’étranger de l’intérieur, qui leur font convoquer d’autres dispositifs de contrôle du vivant (biométrie, ADN, tests biologiques…) pour lesquels la séparation entre humain et animal peut s’estomper. Cela vaut aussi pour la figure contemporaine du migrant. « (…) une vie ne naît pas étrangère mais le devient dès lors qu’une nation délivre aux migrants une fin de non-recevoir » écrit Guillaume Le Blanc[6]. On pourra ici s’intéresser aux mécanismes par lesquels sont produites cette étrangeté intérieure, ainsi que les manières d’échapper aux récits nationaux hégémoniques, qu’il s’agisse de récits alternatifs délivrés par les migrants dans les enceintes policières et juridiques alors qu’ils sont repoussés de l’audible et du visible, comme de l’écrivain Jean Genet convertissant politiquement cette figure de l’exilé en choisissant pour père un membre du Black Panther Party et une palestinienne d’Ajloun pour mère. Tout en déclarant : « Le jour où les Palestiniens deviendront une nation comme une autre nation, je ne serai plus là »[7]. Comme un se-faire-étranger mis en avant par celui qui dit avoir « été écrasé par le concept de France »[8].

Cette opération de diagonalisation vaut pour d’autres musées en tant qu’ils l’opèrent eux-mêmes. Par exemple le mémorial de Dun-les-Places (Nièvre), lorsqu’il s’agit de faire s’interroger des scolaires devant des photos où l’occupant n’apparaît pas ou sur les fake-news à partir de l’expérience historique de cette commune. Elle peut être aussi saisie par l’appareil d’État lorsqu’il s’agit de célébrer et mettre en œuvre l’injonction au souvenir ou le fameux « devoir de mémoire » dans une volonté de provisionner un présent et un futur, dont l’un des points communs est d’être rarement discutés. Il conviendrait alors de s’interroger sur les objets embarqués par cette diagonalisation antiquaire et ce qui est visé par de telles opérations, par exemple dans des opérations dites de déradicalisation (exemple : l’évènement du génocide et des « jeunes radicalisés » à qui l’on fait visiter le mémorial de la Shoah). On pourra enfin s’interroger sur l’évitement de la question biopolitique par l’opération mémorielle lorsqu’elle est entendue comme une opération de stockage et de constitution de données.
Le musée comme évènement perlocutoire

À côté des sujets biopolitiques embarqués par certains musées, à travers leur forme d’agencement concret participant d’une technologie de biopouvoir (dispositifs architecturaux relevant du panoptique, décors panoramiques et autres dioramas) voire de l’enrôlement précédemment évoqué de musées dans une biopolitique, une autre question de cet ordre est posée par les effets perlocutoires de la forme musée – soit ce qu’elle fait par l’action de dire quelque chose sans que cet effet ne soit d’avance donné ou nécessaire – sur les mondes sociaux et leurs divisions institués.

La visite du musée d’Alligny-en-Morvan apparaît comme un événement en réponse à un geste d’abandon largement défini aux limites du pensable et du nommable par les visiteurs. Il fait aussi évènement en réponse aux questions posées par des anciens enfants de l’Assistance, à savoir : celle de la nécessité et du pouvoir de mettre des mots sur la maltraitance et celle du traitement de personnes comme des « êtres de papier »[9] qui, si on ne leur parle pas, si on n’écoute pas ce qu’elles ont à dire, se voient pourtant parlées à travers les mots de l’institution. La description du musée par certains de ses acteurs, ou de ses visiteurs, le renvoie effectivement au moins à deux rôles : la résolution d’une émotion collective négative et silencieuse, la mise en visibilité d’une histoire qui n’est pas dite. Il serait le mode, ou l’un des modes, de traitement d’un patrimoine négatif[10], une manière de dépasser sa négativité. On parle, dans ses livres d’or par exemple, de « reconnaissance de ces enfants » ou de « très beau travail de réparation des sans voix et souvent des sans droits », élargissant ainsi son sujet. De cette expérience historique il est dit qu’il faut en parler, qu’il faut « mettre des mots sur les choses pour les déplacer ». D’autres établissent des listes d’enfants placés dans le Morvan et aident ceux qui souhaitent avoir accès à leurs origines. Les objectifs de l’Association des amis de la maison des enfants de l’Assistance publique le disent d’une autre manière : « faire connaître l’histoire de l’Assistance publique et des nourrices en Morvan et son lien avec l’histoire nationale ». Moins que de mettre en exergue un passé disparu comme le font d’autres musées, le but serait de mettre fin et/ou de produire une visibilité à ce qui s’apparente à une honte sociale.

Proposition. Il s’agira ici de s’interroger à propos des effets perlocutoires des musées sur les mondes sociaux, les inerties, les lignes de fracture et de partage qui les traversent (départage de la parole, inscription corporelle de stigmates[11], fabrication d’un dedans et d’un dehors…). De ce point de vue les pages inaugurales du Saint Genet comédien et martyr de Jean-Paul Sartre font modèle en ce qu’elles s’appuient sur l’expulsion d’un monde vers un autre. Parce que le caractère fondateur de cet « instant fatal »[12] est souligné, elles ouvrent à la question d’une possibilité de récupération et de narration d’un passé jugé douloureux.

Dans la production de ces effets, le statut même des personnes qui donnent force à la parole se trouve en jeu ; alors que là, comme s’agissant des musées traitant de la seconde guerre mondiale, les acteurs dont le musée entend raconter l’histoire tendent à disparaître. Travailler à cette production concourt à la qualification sociale des êtres dont ils traitent. Ceux-ci parfois viennent contester le contenu du musée alors qu’il parle de leur histoire ou le fait que celle-ci soit dite par d’autres qu’eux, au nom finalement d’un principe aléthurgique c’est-à-dire interrogeant l’acte par lequel une vérité se manifeste. Ce sont tout à la fois les questions de la subjectivation, de l’engagement et de l’autorité qui sont ici posées, sans oublier que d’autres formes productives sont possibles, comme le militantisme politique.
Assignation à des lieux et spatialités

En vis-à-vis du musée des nourrices et des enfants de l’Assistance publique, la maison où Jean Genet fut placé enfant. Sur l’un de ses murs une plaque : « Monsieur François Mitterrand Président de la République a dévoilé cette plaque le dimanche 26 juin 1994. Maison d’enfance de Jean Genet de 1911 à 1924. Je fus élevé dans le Morvan par des paysans. Quand je rencontre dans la lande des fleurs de genêt j’éprouve à leur égard une sympathie profonde. Jean Genet ». L’une des vitres du musée est ornée du visage de l’écrivain visible de l’extérieur, de l’autre côté, à l’intérieur un petit module d’exposition intitulé « Jean Genet, pupille à Alligny ». Au mur des photos – le pont, Genet dans les bras de sa mère d’accueil, l’école – accompagnées d’extraits du Journal du voleur et de Notre-Dame-des-Fleurs. Dans la vitrine des livres : Les nègres, Le balcon, Le miracle de la rose, un volume des Œuvres complètes encore Notre-Dame-des-Fleurs et le Journal d’un voleur. Dans quelques-uns d’entre eux l’écrivain évoque Alligny-en-Morvan. Il se dit et s’écrit qu’il y est revenu, peut-être incognito, sur les traces et les lieux d’une enfance définie comme nourricière de son œuvre… « Devenu adulte, il puisera dans son enfance la matière pour écrire ses propres livres » (cartel du musée). Il aurait failli acheter une ferme, celle où il allait enfant chercher le lait. Comme une nécessité de faire lien entre l’artiste, plus que l’homme, et le lieu.

À la différence de la mobilisation de personnages célèbres pour identifier des territoires ou faire travail de marketing territorial, ici point de pays de Genet ou de maison du même nom. Vers 1920, à l’école, Genet ne put décrire sa maison... D’avis de tous, il est difficile de faire de ce pupille célèbre mais controversé un enfant du pays, parfois décrit par certains de ceux qui l’ont côtoyé enfant comme homosexuel en devenir parce qu’efféminé, voleur et encourageant les autres à l’être au motif que leurs familles d’accueil les prenaient pour des domestiques. Construit comme un épouvantail par le directeur de l’Agence (« Si tu continues on va t’envoyer chez Jean Genet »[13], c’est-à-dire à la Colonie agricole pénitentiaire de Mettray en Touraine), il revendique lui-même le choix d’un chemin de l’exil dévolu aux « monstres » et autres « maudits »[14]. Comme une impossible autochtonie, malgré ce qui est posé comme une singularité localisée, qu’elle soit négative (par exemple ses multiples expériences de la délinquance et de l’enfermement, de l’évasion et de la désertion) ou positive (avoir connu la chance de la gentillesse de ses parents adoptifs et l’amour de sa mère d’accueil, intelligence et génie littéraire). Aujourd’hui encore il cumule les stigmates (homosexuel, taulard, accusé d’être admirateur des SS, etc.) qui le disqualifient tant pour représenter les enfants placés que pour constituer un « porte-drapeau » territorial. « Il y a Genet et il y a tous les autres » résume Sartre pour qualifier une figure de la singularité coupable et rétive à l’intégration autour de laquelle se souderait un collectif des « honnêtes gens »[15].

Aussi, il ne peut être attaché ni au pays, ni à ceux qui, non natifs, y ont été placés mais ne partagent pas tous la condition de Genet, puisque certains se voient attribuer – comme élément de ce qui définit une vie réussie – une capacité d’avoir « fait souche ». De ce point de vue, Anne Cadoret a explicité les différents rapports entretenus avec les parents nourriciers et les fratries[16]. Point donc de maison Genet, natale ou non, pour celui que le musée présente comme ayant une « vie faite de voyages, d’errance, de vols et d’incarcérations » (cartel du musée) mais une mise en présence tenant de la hantise, celle d’une « parenthèse » à ouvrir pour un « écrivain de la marge »[17]. La seule communauté d’appartenance à laquelle il se voit affilier par l’un de ceux qui l’ont côtoyé enfant est alors non inscrite géographiquement mais située politiquement : « Tu appartiens à tous les opprimés du monde »[18].

Genet incarnerait alors à l’excès la figure de celui qui n’a pas de lieu propre pour agir, si ce n’est celui de la blessure de se savoir abandonné[19] et d’un espace autre d’action à s’aménager, ici l’écriture qu’il définit comme « ce qui reste quand on est chassé de la parole donnée »[20]. Loin d’une version individualisante de la résilience à consonance psychanalytique ou éthologique, d’autres enfants de l’Assistance identifient également la blessure, la solitude, l’absence de place et d’espace de prise en compte d’un tort subi comme lieux d’origine communs de leur action[21]. Que ce soit sur le terrain de la famille, des mots, du travail social ou encore de l’action militante, ils déconstruisent un système d’assignation des places généralement présenté comme une question de « destin social ». Soit, pour le cas de Genet, travailler tel le funambule à faire « chanter »[22] la ligne ou limite d’un ordre social produisant des « monstres », tout en donnant à voir que leur production comme tels est le fruit de la brutalité de l’État ou d’une violence légitime[23].

Proposition. En troisième lieu, il s’agira de s’interroger sur les conditions d’assignation des morts et des vivants à des lieux, de ce qui fait tenir ces liens et leur composition. À partir de la figure de celui qui n’a pas de lieu propre seront discutées la notion foucaldienne de biopolitique et celle de social qu’elle recouvre, pour appréhender ce dernier, non seulement comme composé de corps et de populations objets d’un pouvoir, mais comme « dispositif polémique de subjectivation, construit par ces sujets qui viennent contester la “naturalité” de ces places et fonctions, en faisant compter (…) la part des sans-part »[24].

Interroger l’impossible assignation de Jean Genet au lieu, c’est en questionner les conditions et la possibilité, faire travailler aussi d’autres cas au regard de celui-ci. Pour exemples régionaux Vauban et son musée pas très loin, Colette en Puisaye, Courbet et les différents lieux qui lui sont dédiés dans le Doubs, Pasteur et ses multiples maisons ou encore la ville de Château-Chinon marquée par la figure de François Mitterrand[25]. C’est aussi poser de façon plus générale la question des contraintes des corps et des assignations à des lieux quadrillés, traversés par la trajectoire de Jean Genet (la prison, l’expertise psychiatrique et autres non-lieux réservés à de nouveaux maudits), mais aussi des tentatives d’y échapper (luttes LGBTQI et autres formes de résistance à l’imposition d’une norme et d’un pouvoir s’exerçant sur les corps, les sensations et les plaisirs).

Jean Genet nous permet enfin de penser les relations entre biopolitique et formes d’écritures artistiques comme espaces d’ouvertures de brèches ou d’hétérotopies, soit des opérations de nomination dont Jacques Derrida se demande, à propos de Genet, si ce n’est pas l’opération politique la plus effective[26]. Certains des enfants placés, à Alligny ou ailleurs, ont écrit leur histoire, publié leur expérience et fait de leur parcours narration autobiographique. La littérature s’est saisie de ce motif mettant en scène la mère biologique. Par exemple, l’amour maternel dans l’acte d’abandon ou encore la nécessité d’abandonner l’enfant ou l’intérêt de ce dernier. « (…) il faut renoncer, vois-tu, à te peindre l’affreux désespoir de cette jeune mère de seize ans, ses sanglots, ses cris déchirants, enfin le salut de son enfant la décida… »[27] La négativité ou la positivité de l’abandon opèrent dans le tri romanesque ou feuilletonnesque des humains et sont incarnées par leurs caractéristiques physiques : Louise dans Pot Bouille de Zola, Cosette dans Les Misérables ou encore François le Champi de Georges Sand[28]. La littérature n’est pas le seul travail de représentation de la négativité expérientielle. La peinture, le dessin le sont aussi. Dans ce dernier cas l’exemple paradigmatique est celui des camps nazis où certains artistes, pouvant se procurer du matériel comme du papier et des crayons, dessinent. À leur propos, tour à tour, on parle de « scènes de la vie misérable des déportés », de sentiment esthétique ou d’impossible beauté suivant les personnes et leurs situations[29]. Certaines expériences théâtrales revenant sur des expériences passées semblent renouer avec la fonction traditionnelle du théâtre comme dispositif cathartique. Pour exemple, la pièce Hagati Yacu par la compagnie Uz et Coutumes lorsqu’elle revient sur le génocide des Tutsis du Rwanda. Au-delà de la représentation de situations singulières, la fiction peut venir faire travailler les relations entre biopolitique, utopie et dystopie. On pense évidemment ici à La servante écarlate de Margaret Atwood ou encore à Alain Damasio et ses textes largement nourris de problématiques foucaldiennes ou deleuziennes.

Modalités de soumission des articles

Les propositions d’articles, sous la forme d’un résumé, de l’ordre de 5000 signes, avec un titre provisoire sont à envoyer aux coordinateurs scientifiques de la publication
pour le 1er novembre 2021 .
noel.barbe@cnrs.fr
dumainaurelie@gmail.com


Calendrier

Envoi des propositions résumées (5000 signes) : 1er novembre 2021
Réponse aux auteurs : 1er décembre 2021
Envoi des articles complets (50 000 signes espaces compris maximum) pour évaluation : 1er mars 2022
Envoi des articles dans leur version finale : 1er juin 2022

Comité de sélection
Noël BARBE Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain CNRS-EHESS/DRAC
Aurélie DUMAIN Centre Max Weber/Politique de la connaissance

Soutiens

Ce projet de publication est porté par le musée des nourrices et des enfants de l’Assistance publique avec le soutien de :
La direction régionale des Affaires culturelles de Bourgogne Franche-Comté,
La communauté de communes Morvan, Sommets et Grands Lacs,
Le parc naturel régional du Morvan,
L’Association des amis de la maison des enfants de l’Assistance publique et des nourrices,
L’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain.

Notes

[1] « Le retour du tour. Si la France interdit l’usage du tour depuis le début du XXe siècle, d’autres pays maintiennent ou remettent en service ce procédé » (cartel du musée).

[2] Michel Foucault, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p.184.

[3] Ibid., p. 185.

[4] Ibid., p. 188.

[5] Michel Foucault, Il faut défendre la société. Cours au Collège de France. 1976, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 1997, p. 225.

[6] Guillaume Le Blanc, Dedans, dehors. La condition d’étranger, Paris, Seuil, 2010, p. 11.

[7]Jean Genet, « Entretien avec Rüdiger Wischenbart et Layla Shabid Barrada (6-7 décembre 1983) », L’ennemi déclaré. Textes et entretiens choisis 1970-1983, Paris, Gallimard, 2010, p. 223.

[8] Ibid., p. 211.

[9] Rozenne Le Berre, De rêves et de papiers, Paris, La Découverte, 2017.

[10] Sophie Wahnich, « L’impossible patrimoine négatif », Les cahiers Irice, 7, 2011, pp. 47-62.

[11] Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit, 1973.

[12] « Voici l’argument de ce drame liturgique : un enfant meurt de honte, surgit à sa place un voyou ; le voyou sera hanté par l’enfant ». Jean-Paul Sartre, Saint Genet comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 10.

[13] Albert Dichy et Pascal Fouché, Jean Genet. Essai de chronologie 1910-1944, Paris, Bibliothèque de Littérature française contemporaine, 1988, p. 16.

[14] Ibid., p. 16.

[15] Ibid., p. 32-33.

[16] Anne Cadoret, Parenté plurielle. Anthropologie du placement familial, Paris, L’Harmattan, 1995.

[17] « Écrivain de la marge, Jean Genet utilise son talent poétique pour donner voix aux « muets » et magnifier leur vie : marginaux, exclus, criminels... peuplent ses écrits. Poétique, dérangeante, sulfureuse, nécessaire... l’œuvre littéraire de Jean Genet ne peut laisser indifférent ; elle suscita – et suscite encore – discussions, polémiques et débats » (cartel du musée).

[18] Dichy et Fouché, op.cit., p. 64.

[19] « On n’est pas artiste sans qu’un grand malheur s’en soit mêlé (…) Tu ne saurais être malheureux par la maladie, par la faim, par la prison, rien ne t’y contraignant, sois-le par ton art », Jean Genet, Le funambule, Paris, Gallimard, 2010 (1958), p. 31.

[20] Pierre Dodet et Jean-Pierre Renault, Le vieil enfant (légende Genet). Film 88 minutes, Production Cecab, DVD, 2010.

[21] « Pour le funambule dont je parle, elle [la solitude] est visible dans son regard triste qui doit renvoyer aux images d’une enfance misérable, inoubliable, où il se savait abandonné. C’est dans cette blessure – inguérissable puisqu’elle est lui-même – et dans cette solitude qu’il doit se précipiter, c’est là qu’il pourra découvrir la force, l’audace et l’adresse nécessaires à son art », Jean Genet, Le funambule, op. cit., pp. 16-17.

[22] Ibid., p. 11.

[23] Jean Genet, « Préface », Textes des prisonniers de la Fraction Armée Rouge et dernières lettres d’Ulrich Meinhof, Paris, Maspero, Paris, 1977, pp. 11-18.

[24] « La question de la politique commence là où est en cause le statut du sujet qui est apte à s’occuper de la communauté », Jacques Rancière, « Biopolitique et biopouvoir. Biopolitique ou politique ? Entretien avec Jacques Rancière », Multitudes, 1, 2000, pp. 88-93.

[25] Tant dans les différents lieux marqués par son patronyme, que par la présence d’un musée du Septennat ou encore de panneaux d’entrée de ville où la silhouette de sa tête vient comme qualifier des bâtiments en arrière-plan.

[26] Jacques Derrida, Glas, Paris, Galilée, 1974, p. 14.

[27] Eugène Sue, Les misères des enfants trouvés, Paris, Librairie théâtrale, 1855, p. 69.

[28] Sur cette question dans la littérature du XIXe siècle on se reportera à Caroline Boudet, « L’abandon dans la littérature française du XIXe siècle. L'histoire des deux victimes », Publications de l’École française de Rome, 140, 1991, p. 249-258. Et à Maryse Jaspard et Michel Gillet, « Enfants abandonnés et romans-feuilletons. Fragments de lecture (France 1850-1914) », Ibid, pp. 679-701.

[29] Voir le film de Christophe Cognet, Quand nos yeux se sont fermés, La Huit Production, 2006.


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