Race, Racismes, Racialisation. Enjeux conceptuels et méthodologiques
Appel à contribution
Un numéro d’Émulations, revue de sciences sociales, à paraître en Mars 2022 aux Presses universitaires de Louvain, sera consacré au thème « Race, Racismes, Racialisation. Enjeux conceptuels et méthodologiques », sous la direction de Milena Doytcheva (Université de Lille & Institut Convergences Migrations) et Yvan Gastaut (Université Côte d’Azur-URMIS et ICM)
Argumentaire
Cet appel à articles s’inscrit dans le prolongement des journées thématiques programmées à Paris en 2020, prenant appui, d’une part, sur le projet collaboratif de recherche « Dire le racisme » (Université Côte d’Azur – URMIS – Institut Convergence Migrations[1]) et, d’autre part, les travaux de l’axe « Processus de racialisation » du département INTEGER de l’Institut Convergences Migrations (ICM[2]). À partir de questionnements portant sur les processus de catégorisation et de construction des catégories ethnoraciales au prisme des rapports d’inégalité, de discrimination et de pouvoir, il propose de revenir sur ces enjeux, en plaçant délibérément la focale sur des questions conceptuelles et méthodologiques que nous proposons de formaliser à un quadruple niveau :
1/ Enjeux définitionnels, conceptuels et analytiques soulevés par les notions de race-racismes-racialisations, partant du constat de leur plasticité et d’une certaine ubiquité dans un contexte de forte internationalisation ; 2/ La posture des chercheur·es et les effets induits par le choix de méthode et le statut de l’enquêteur·trice ; 3/ Démarches profanes et scientifiques de catégorisation du racisme et des discriminations, incluant un questionnement sur les mutations contemporaines et plus anciennes de leurs logiques, ainsi que l’émergence de « nouveaux racismes » ; 4/ (D)énoncer le racisme, autour d’interrogations portant sur les figures historiques qui cristallisent l’émergence d’une conscience collective sur ces questions, tout comme les logiques ordinaires et plus individuelles de « dire » ou « ne pas dire » le racisme.
Définir – enquêter - catégoriser – (d)énoncer forme ainsi une grille problématique à partir de laquelle les contributions sont invitées à aborder des objets de recherche spécifiques, dans une démarche également marquée par le parti pris de l’interdisciplinarité. Des approches comparatives et inter/transnationales sont encouragées, les propositions pouvant être faites dans deux langues – français et anglais.
1) Définir race, racismes, racialisations : enjeux sémantiques et conceptuels
Un premier axe à investir recoupe la discussion critique des principaux outils d’analyse dans le champ. Alors que les spécialistes discutent pour savoir si les sciences sociales disposent d’une théorie intégrée de ces objets (Golash-Boza, 2016), une incursion rapide dans le corpus académique permet de constater l’absence de consensus stabilisé à l’endroit des principaux outils analytiques : race, racisme, (anti-)racialisme, rac(ial)isation, voire ethno-racialisation.
À titre d’illustration, un exemple attire l’attention autour du doublon que constituent, dans les corpus francophone et anglophone, les notions de racisation et racialisation : de conception francophone (Guillaumin, 1972 ; De Rudder et al., 2000 ; Poiret, 2011), la racisation est dès les années 1980 doublée de ce qui semble être son équivalent anglais, racialisation (Barker, 1981 ; Miles, 1984 ; 1989), qui s’impose à la faveur de dynamiques d’internationalisation. Leurs usages sont-ils cependant synonymiques ? Si la racisation semble indiquer un processus de naturalisation de différences socialement construites (Juteau, 1999), la racialisation serait-elle la connotation en des termes raciaux de tout processus d’interaction sociale ? Sur ces questions, et d’autres, où le consensus semble se dérober, il s’agira d’explorer les manières de cartographier ces conventions d’usage différenciées – en fonction de critères géographiques ou linguistiques, mais aussi théoriques et épistémologiques.
2) Enquêter sur le racisme : effets de méthode et de statut de l’enquêteur·trice
Liée à la question conceptuelle, apparaît celle méthodologique : quelle posture « idéale » pour les chercheur·es en sciences sociales ? Comment appréhender les effets différentiels de l’étiquetage racial de l’enquêteur·trice et de l’enquêté·e, pour quel impact sur les matériaux collectés ? Avec, en creux, la question de la blanchité, comme identité supposément « neutre », ou à son tour racisée, selon les contextes d’intervention, soulevant une interrogation sur les stratégies, l’intérêt et les opportunités de renégocier ces assignations.
Si les rapports d’enquête font l’objet d’une importante littérature en sciences sociales, les travaux francophones se sont jusqu’à présent surtout penchés sur l’impact de la classe et du genre. Or la littérature internationales abonde sur le sujet, attestant des effets du statut racial de l’enquêteur·trice sur les réponse des personnes enquêtées (Hyman 1954, Anderson, Silver, et Abramson 1988 ; Rhodes 1994; Davis 1997; Savage 2016). Toutefois, ces effets ne sont pas univoques et ne sont pas les seuls à jouer. Outre la nécessaire prise en compte de l’intersectionnalité, la « proximité raciale », tout comme sociale, peut s’avérer inefficace, voire contre-productive, lorsqu’elle favorise le non-dit ; cependant que la « divergence raciale » pourrait à l’inverse susciter un souci d’explicitation plus marqué.
3) Qualifier le racisme : catégorisations profanes et politiques
Enquêter sur le racisme et les discriminations pose la question de l’identification et de la qualification des actes et des situations vécues par les sujets racisés. Cela est vrai pour les approches qualitatives, mais aussi statistiques du sujet. Nombre d’expériences rapportées, qualifiées de racistes ou discriminatoires par les chercheur·es ne sont pas en désignées comme telles par les personnes enquêtées (Eckert, 2011 ; Cognet et Eberhard, 2013). De la même manière, la mesure quantitative du racisme pose la question des distinctions pratiques opérées par les individus entre racisme et discrimination (Primon et Simon, 2020).
Dans un autre registre, se pose la question de ce qui serait l’ubiquité sémantique, mais aussi politique, des qualifications du racisme et de la discrimination ; à la faveur de travaux récents qui soulignent les tendances à leur « banalisation » (Miri, 2013 ; Lentin, 2020 ; Doytcheva, 2015). De manière paradoxale, la forte charge de condamnation morale attachée au racisme, semble conduire à une labilité et inflation catégorielles croissantes (Doytcheva, 2018). Le racisme « anti-blanc » ou « inversé » en offre une illustration immédiate, à laquelle l’on peut ajouter le « racisme anti-jeunes » ou « anti-ouvriers ». Tout se passe comme si, « victimes de leur succès », les territoires traditionnels de l’antiracisme furent confisqués, à la faveur d’une rhétorique conservatrice, par de « fausses minorités » (Cooper, 2004) - des groupes socialement puissants qui s’auto-interprètent en termes de vulnérabilité (Blancs, mais aussi chasseurs, fumeurs, masculinistes, pères en quête d’égalité). Ces tendances s’accompagnent d’une propension à la dénégation plus grande de la qualification même des expériences et des actes comme relevant du racisme (Mondon & Winter, 2017 ; Lentin, 2020), soulignant la « débattabilité » (Titley, 2018) du racisme.
Dès lors, comment appréhender le racisme contemporain sans courir le risque de voir se creuser cette « culture de l’équivalence raciale » (Song, 2013) ? – c’est-à-dire, le risque précisément de dé-historicisation et d’universalisation sans limite du préjugé et de la logique du tort. Le concept de discrimination qui insiste, par-delà des représentations, sur les effets concrets induits par une disparité de traitement dans les pratiques, peut-il nous y aider ? Ou alors, compte tenu de la logique de « réversibilité » (Doytcheva, 2018[3]) qui affecte ses propres catégories, peut-il à son tour être happé par le mouvement esquissé d’individualisation et d’universalisation à la fois des logiques de tort subi et de préjugé ?
4). (D)énoncer le racisme : expériences vécues et figures historiques
Dans une approche centrée sur l’interaction sociale et l’expérience vécue, d’autres contributions pourront aborder les postures et les différents « faire-face » (Epiphane, Jonas et Mora, 2011) des personnes racisées ? Qu’en est-il, par exemple, des stratégies discursives qui consistent à mettre à distance le racisme subi en y trouvant des justifications extérieures ? A contrario, comment s’y oppose-t-on ? Nous chercherons à approfondir la connaissance des formes de subjectivation, de prise de conscience et de politisation de ces enjeux par les personnes racisées. Nous nous demanderons dans quelle mesure (d)énoncer le racisme est variable suivant les contextes nationaux et dépendant des cadres socio-historiques (Lamont et al., 2018).
Un questionnement spécifique sera en ce sens attaché à l’étude de ses configurations cristallisées ou expressions paroxystiques. En France, les racismes « de crise » des années 1930, puis 1973-1974 (Gastaut, 2000), masquent des formes embryonnaires, violentes ou au contraire larvées, qui trouvent avec « les temps difficiles » une certaine légitimité à s’exprimer. Mais l’illusion économiste, quant à l’origine de ces maux, précipite aussi des prises de conscience publiques qui, par la découverte « soudaine » des effets du racisme, le rendent pour un temps dicible. Dans une perspective historique, il s’agira ainsi de revisiter les traces que ces récits et témoignages ont laissées dans les travaux universitaires mobilisant la question de l’histoire migratoire au cours des dernières années. Comment l’expression du racisme par les acteurs racisés a-t-elle trouvé ou pas à s’incarner à l’intérieur de ces corpus académiques consacrés ?
Modalités de soumission :
Les intentions de contribution sous forme d’abstract (1 page maximum) sont à envoyer aux deux coordinateurs pour le 15 décembre 2020 (cf. calendrier), respectivement : yvan.gastaut@gmail.com ; doytcheva.milena@gmail.com. Elles doivent comprendre à minima un titre, 3-5 mots-clés, bref descriptif de l’objet et de la méthodologie utilisée. Les consignes aux auteur·es sont consultables à l’adresse suivante :
https://ojs.uclouvain.be/index.php/emulations/cfp/consignes
Calendrier :
15 décembre 2020 : date limite pour l’envoi des intentions de contribution
1er janvier 2021 : retours aux auteur·es
31 mars 2021 : soumission des articles complets
31 juin 2021 : retour des évaluations
31 septembre 2021 : retour des articles révisés
Publication prévue : mars 2022
Références bibliographiques :
Anderson B., Silver B., Abramson P. (1988), “The effects of race of the interviewer on measures of electoral participation by blacks in SRC national election studies.” Public Opinion Quarterly, 52(1), p. 53-83.
Balibar E., Wallerstein I. (1988), Race, nation, classe : les identités ambiguës, Paris, La Découverte.
Barker M. (1981), The New Racism: Conservatives and the Ideology of the Tribe, London, Junction Books.
Bonilla-Silva E. (2003), Racism Without Racists: Color-Blind Racism and the Persistence of Racial Inequality in the United States, Rowman and Littlefield, 2003.
Cognet M., Eberhard M. (2013) « Composer avec le racisme : Postures stratégiques de jeunes adultes descendants de migrants », Migrations Société, vol. 147-148, n° 3, p. 221-234.
Cognet M., Dhume F., Rabaud A. (2017), « Comprendre et théoriser le racisme. Apports de Véronique De Rudder et controverses », Journal des anthropologues, n° 150-151, p. 43-62.
De Rudder V., Poiret Ch., Vourc’h F. (2000), L’inégalité raciste : l’universalité républicaine à l’épreuve, Paris, PUF.
Doytcheva M. (2015), Politiques de la diversité. Sociologie des discriminations et des politiques antidiscriminatoires au travail, Bruxelles, Peter Lang.
Doytcheva M. (2018), « Diversité et lutte contre les discriminations au travail. Catégorisations et usages du droit », Les Cahiers de la LCD, (1), p.13-35.
Dubet F., Cousin O., Macé E., Sandrine R. (2013), Pourquoi moi ? L’expérience des discriminations, Paris, Seuil.
Epiphane D., Jonas I., Mora V. (2011), « Dire ou ne pas dire... les discriminations », Agora débats/jeunesses, n°1, p. 91-106.
Gastaut Y. (2000), L’Opinion française et l’immigration sous la Ve République, Paris, Le Seuil.
Golash-Boza T. (2016), « A Critical and Comprehensif Sociological Theory of Race and Racism », Sociology of Race and Ethnicity, 2(2), p. 129-141.
Guillaumin C. (1972), L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, La Haye, Mouton.
Juteau D. (1999), Les frontières de l’ethnicité, Presses de l’Université de Montréal.
Lamont M. et al. (2016), Getting Respect. Responding to Stigma and discrimination in the United States, Brazil and Israel, Princeton & Oxford, Princeton University Press.
Lentin A. (2020), Why Race Still Matters, Polity Press.
Miles R. (1989), Racism, London, Routledge.
Mondon A., Winter A. (2017), “Articulations of Islamophobia: from the extreme to the mainstream?” Ethnic and Racial Studies, 40(13), p. 2151-2179.
Poiret Ch. (2011), « Les processus d’ethnicisation et de raci(ali)sation dans la France contemporaine: Africains, Ultramarins et « Noirs » », Revue européenne des migrations internationales, 27(1), p. 107-127.
Primon J.-L., Simon P. (2018), « Mesurer le racisme ? L’apport des enquêtes quantitatives à la sociologie du racisme. », Sociologie et sociétés, vol. 50, n° 2, p. 175-202.
Ray V. E. (2019), “A Theory of Racialized Organizations.” American Sociological Review, 84(1), p. 26-53.
Rhodes P. J. (1994), “Race-of-interviewer effects: a brief comment.” Sociology, 28(2), p. 547-58.
Savage B. (2016), « Race-of-interviewer effects and survey questions about police violence ». Sociological Spectrum 36(3), p. 142-57.
Titley G. (2019), Racism and Media. Sage Publications.
Song M. (2013), “Challenging a culture of racial equivalence.” MIM Working Papers Series, n° 13: 5.
Wieviorka M. (1991), L’Espace du racisme, Paris, La Découverte.
[1] https://conference-rrr.sciencesconf.org/
[2] http://icmigrations.fr/recherche/les-departements/integer/
[3] C’est le fait par exemple des décisions de justice qui mobilisent le principe d’égalité de traitement entre les femmes et les hommes dans l’intérêt des pères qui réclament les avantages des mères, au sein de proportions non négligeables des « arrêts genrés » en matière de droit du travail.