Épidémies, crimes et justice
Appel à contributions
Criminocorpus - Revue hypermédia
La revue Criminocorpus. Revue hypermédia spécialisée dans l'histoire de la justice, des crimes et des peines propose un appel à contributions pour un dossier thématique intitulé « Épidémies, crimes et justice ». Ce dossier s’intéresse à l’histoire de la justice analysée à travers le prisme des épidémies de l’Antiquité jusqu’à nos jours.
Argumentaire
À l’instar de la récente crise sanitaire mondiale provoquée par le Covid-19, les grandes épidémies et pandémies qui ont jalonné l’histoire de l’humanité l’ont confrontée à des situations exceptionnelles qui l’ont poussée à s’adapter radicalement pour pouvoir les surmonter. Qu’il s’agisse de la peste (Audouin-Rouzeau, 2001), de la variole, du choléra, de la tuberculose, de la lèpre, de la grippe (Vinet, 2018), etc., leur survenue a fréquemment entraîné l’aménagement de régimes juridiques d’exception au service desquels les forces de police et de justice ont vu leur pouvoir s’accroître pour appliquer des prérogatives exorbitantes du droit commun : placement en quarantaine, limitation drastique de l’exercice de certaines libertés, surveillance policière étroite, imposition d’un cordon sanitaire, sanctions aggravées, tests obligatoires, atteintes au droit du travail, etc. Les « bas-fonds » (Kalifa, 2013) - désignant les populations comme leur lieu de vie - sont particulièrement visés par ces politiques, dans leur dimension préventive et curative. L’épidémie est bien souvent l’occasion d’accentuer les ségrégations sociales, en renforçant des imaginaires et représentations aux racines anciennes. De la ville pestiférée du Moyen Age aux villes confinées du XXIe siècle confrontées au coronavirus, les états s’organisent pour renforcer leur appareil répressif dans le but de protéger leurs populations contre un ennemi sans visage. La mise en place de « dispositifs de sécurité » dans une perspective biopolitique, c’est-à-dire celle d’un pouvoir qui s’exerce directement sur la vie des populations (Foucault, 2004 ; Moreau, 2008), vise dans un contexte épidémique à contraindre les individus en suspendant provisoirement (ou à plus long terme) certains de leurs droits fondamentaux dans le but de préserver leur santé (Collectif, 2020). Mais ces politiques publiques autoritaires et les contraintes auxquelles elles exposent tous ceux qu’elles visent n’en demeurent pas moins difficilement acceptables et leur application entraîne des résistances parmi les populations qui y sont soumises.
Ce dossier s’intéresse à l’histoire de la justice analysée à travers le prisme des épidémies de l’Antiquité jusqu’à nos jours. Les contributions pourront s’inscrire dans l’un des trois axes suivants :
1. L’épidémie comme temps de justice d’exception : responsabilités, désorganisation, résistances
Les contextes épidémiques sont propices à la recherche de boucs émissaires, utilisés comme exutoire commode à une violence endémique et destinés à apaiser les angoisses de l’instant (Girard, 1982). Lors de l’épidémie de peste qui s’abat sur Athènes au Ve siècle avant J.-C., Thucydide indique ainsi dans La Guerre du Péloponnèse que « le bruit courut que les Péloponnésiens avaient empoisonné les citernes » (II.48 in Thucydide, 2000). Trouver des coupables permet effectivement de rendre visible un ennemi jusqu’alors invisible et de rassurer le groupe en désignant clairement les responsables de la menace. Le bouc émissaire permet ainsi de convertir une angoisse, difficilement identifiable, en une peur identifiée et donc plus supportable (Delumeau, 1985 ; Ginzburg, 1992 ; Nirenberg, 2001 ; Moulin, 2020). Juifs, Protestants, Bohémiens, étrangers, hérétiques, Turcs, homosexuels, sorciers et sorcières, prostituées, lépreux, Asiatiques, etc., ont été tour à tour accusés et, dans bien des cas, victimes d’une justice expéditive dont la fonction était essentiellement cathartique. C’est le cas, par exemple, du parlement de Savoie, dont les magistrats font exécuter sur le bûcher, en 1551, des « semeurs de peste », accusés aussi d’utiliser la panique créée par l’épidémie pour espérer piller la ville. Pour autant, la justice pénale a pu aussi se charger de punir lourdement les violences faites aux boucs émissaires, notamment la justice d’Eglise : tout discours de fin des temps est jugé immédiatement hérétique et quiconque s’en prend aux juifs pour des raisons millénaristes subit la fermeté d’un courroux ecclésiastique très rigoureux sur ce point.
Par ailleurs, l’activité judiciaire est bien souvent désorganisée par l’épidémie, interruptions qui restent à étudier. La quarantaine est une politique forte des encadrements royaux et locaux, en partie mise en œuvre par les gens de justice. Les magistrats prennent, aux époques médiévale et moderne, des règlements sanitaires dont l’application suscite des résistances. On pourra également se questionner sur les résistances (révoltes, contournements, adaptations, etc.) opposées par les populations ciblées par ces régimes juridiques d’exception élaborés dans un contexte épidémique et sur les mesures répressives mises en œuvre par les autorités publiques pour les y soumettre. À l’instar de l’insurrection survenue en juin 1721 en Arles contre le blocus imposé à la ville durant une épidémie de peste venue de Marseille qui entraîna son placement en état de siège et l’exécution des meneurs (Gaffarel, Duranty, 1911).
2. La contagion du crime
Néanmoins, le terme épidémie appliqué au champ de l’histoire de la justice renvoie à un double sens : l’un médical et l’autre qui, par analogie, le relie à la notion de contagion du criminel. L’image d’un crime contagieux, qu’il faut donc contenir, puise sa source dans le répertoire littéraire et juridique de la Rome antique. Cette notion demeure dominante dans les sciences du crime au XIXe siècle qui, en naturalisant leur objet, ont conduit à adosser les criminels et les délinquants à une véritable diathèse où leur comportement déviant est interprété comme un phénomène pathologique (Debuyst, Digneffe, Labadie, Pires, 1998). Comme le résume cet aphorisme du criminologue Alexandre Lacassagne : « Le milieu social est le bouillon de culture de la criminalité ; le microbe, c’est le criminel, un élément qui n’a d’importance que le jour où il trouve le bouillon qui le fait fermenter » (Renneville, 2004). La vision organiciste alimentée par les élites à l’encontre des classes populaires durant le XIXe siècle a tendance à les représenter comme évoluant au sein d’un « milieu » social dans lequel il leur faut cohabiter avec des criminels. Ceux-ci y agissent en véritables « miasmes » qui y disséminent leurs exemples délétères, comme autant de contaminations susceptibles d’atteindre la partie honnête et saine de la population (Badinter, 1992 ; Chevalier, 2002). L’hygiénisme est un projet politique global, reliant non seulement les politiques pénales mais également urbaines - l’haussmanisation de Paris vise avant tout à résorber les bas-fonds de la capitale - et sanitaires. Les institutions disciplinaires intéressent particulièrement notre dossier en tant qu’elles mettent en pratique ces prescriptions prophylactiques de façon exemplaire (Goffman, 1968 ; Le Cour Grandmaison, 2014). Ces représentations forgées par des cercles d’experts et diffusées par toutes sortes de canaux (revues spécialisées, congrès internationaux, presse, etc.) ont irrigué et orienté différentes politiques pénales aux XIXe et XXe siècles (Kaluszynski, 2002).
3. La lutte contre les épidémies carcérales
Les prisons et les bagnes ont donc constitué des lieux de retranchement du corps social destinés à isoler et neutraliser les criminels dans le but de préserver la société de leurs atteintes aux biens et aux personnes mais, également, à contenir leur « contagiosité » (Porret, Briegel, 2006 ; Alline, Soula, 2011). Toutefois, cette agglomération d’individus en surnombre dans des établissements aux conditions d’hygiène très insuffisantes a entraîné la survenue d’épidémies (Carlier, 1998 ; Fey, Herbelot, 2013 ; Farges, 2013 ; Dajon, 2013 ; Fize, 2015 ; Reynaud-Bertrand, 2016) de typhus, de choléra, de tuberculose, de syphilis, de VIH, etc. Autant de maladies dont la conformation des établissements carcéraux favorisent la circulation, comme le dénonçait déjà en 1777 John Howard dans le constat qu’il dressait sur l’état des prisons européennes (Howard, 1994). À ces craintes d’ordre sanitaire s’ajoute l’appréhension d’autres contagions (Salle, 2011), essentiellement d’ordre moral (comme l’homosexualité, les contacts entre condamnés mineurs et majeurs ou entre condamnés primaires et récidivistes, les suicides, la toxicomanie, la violence, etc.) et d’ordre politique (comme la diffusion d’idées subversives, les révoltes, le radicalisme religieux, etc.). La prison est effectivement accusée d’être une « école du crime » alors que les rédacteurs du code pénal de 1791 et les philanthropes de la première moitié du XIXe siècle l’imaginaient comme un lieu destiné à « soigner » tous ceux qu’on lui confiait afin de les « guérir » et de les « régénérer » moralement (Petit, 1990 ; Perrot, 2003). Les emprunts au vocabulaire médical pour décrire l’action de la prison (et du bagne) traduisent ainsi les tensions qui se manifestent dans l’affirmation d’une fonction pénitentiaire qui oscille dès sa conception entre punition et guérison (Foucault, 1975).
Modalités de soumission
Les résumés des propositions d’article (500 caractères espaces compris) accompagnés d’une courte biographie sont à adresser au comité d’évaluation
avant le 1er septembre 2020
aux adresses suivantes : marie.houllemare@u-picardie.fr ; helene.menard@univ-monp3.fr ; jean-lucien.sanchez@justice.gouv.fr ; samuel.tracol@univ-guyane.fr
Comité d’évaluation
Marie Houllemare, professeure des universités en Histoire moderne à l’Université de Picardie Jules Vernes d’Amiens / membre de l’Institut universitaire de France ;
Hélène Ménard, maître de conférences en Histoire romaine à l’Université Paul-Valery Montpellier III ; Jean-Lucien Sanchez, chargé d’études en histoire au Laboratoire de recherche et d’innovation de la Direction de l’administration pénitentiaire (ministère de la Justice) ; Samuel Tracol, attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université de Guyane.
Bibliographie
Allinne, Jean-Pierre, Soula, Mathieu, 2010, Les récidivistes : représentations et traitements de la récidive, XIXe-XXe siècle, préface de Pierre Truche, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire. Justice et déviance ».
Audoin-Rouzeau, Frédérique, 2001, Les chemins de la peste. Le rat, la puce et l’homme, Paris, Tallandier, coll. « Texto ».
Badinter, Robert, 1992, La prison républicaine, Paris, Fayard, coll. « Histoire ».
Briegel, Françoise, Porret, Michel (dir.), 2006, Le criminel endurci : récidive et récidivistes du Moyen Age au XXe siècle, Genève, Droz, coll. « Recherches et rencontres ; 23 ».
Carlier, Christian, 1998, Histoire de Fresnes, prison moderne : de la genèse aux premières années, Paris, Syros, coll. « Histoire de ».
Chevalier, Louis, 2002, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle, Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire ».
Collectif, Gouvernance, justice et santé, Lille, Centre d’Histoire Judiciaire de Lille, 2020.
Combessie, Philippe, Sociologie de la Prison, Paris, La Découverte, 1992.
Dajon, Hervé, 2013, « La douche, une invention d’un médecin des prisons, le docteur Merry Delabost », Criminocorpus [En ligne], Varia, mis en ligne le 26 janvier 2013, consulté le 14 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/criminocorpus/2006
Debuyst, Christian, Digneffe, Françoise, Labadie, Jean-Michel, Pires, Alvaro P., 2008, Histoire des savoirs sur le crime et la peine. Des savoirs diffus à la notion de criminel-né, Bruxelles, Larcier, vol. 1, coll. « Crimen ».
Delumeau, Jean, 1985, La peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècles). Une cité assiégée, Paris, Hachette, coll. « Pluriel ».
Farges, Eric, 2013, Dynamique professionnelle et transformations de l’action publique : Réformer l’organisation des soins dans les prisons françaises : les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994), thèse de doctorat en Science politique, sous la direction de Gilles Pollet, Lyon, Université Lumière Lyon 2. URL : http://theses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2013/farges_e/pdfAmont/farges_e_these.pdf (consulté le 14 avril 2020)
Fey, Dominique, Herbelot, Lydie, 2013, Clairvaux, vies emmurées au XIXe siècle, Lille, TheBookEdition.
Fize, Michel, 2015, Une prison dans la ville. Histoire de la « prison modèle » de la Santé (1867-2014), préface de Robert Badinter, Paris, Buchet/Chastel.
Foucault, Michel, 1975, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires ».
Foucault, Michel, 2004, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, Gallimard, Seuil, coll. « Hautes Études ».
Gaffarel, Paul, Duranty, Marquis de, 1911, La peste de 1720 à Marseille & en France. D’après des documents inédits, Paris, Perrin. URL : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb320624908 (consulté le 24 avril 2020)
Ginzburg, Carlo, 1992, Le sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires ».
Girard, René, 1982, Le bouc émissaire, Paris, Grasset.
Goffman, Erving, 1968, Asiles, études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le Sens commun ».
Howard, John, 1994, L’état des prisons, des hôpitaux et des maisons de force en Europe au XVIIIe siècle, traduction nouvelle et édition critique par Christian Carlier et Jacques-Guy Petit, Paris, Éditions de l’Atelier, coll. « Champs pénitentiaires ».
Kalifa, Dominique, 2013, Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique ».
Kaluszynski, Martine, 2002, La République à l’épreuve du crime : la construction du crime comme objet politique, 1880-1920, Paris, L.G.D.J.
Le Cour Grandmaison, Olivier, 2014, L’Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies, Paris, Fayard, coll. « Sciences humaines ».
Moreau, Delphine, 2008, « « Dispositifs de sécurité » et épidémie de sida », Labyrinthe [En ligne], 22 | 2005 (3), mis en ligne le 22 juillet 2008, consulté le 12 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/labyrinthe/1038 ; DOI : https://doi.org/10.4000/labyrinthe.1038
Moulin, Anne-Marie, 2020, « Les réactions irrationnelles sont le lot de toutes les épidémies », Le Monde, 14 février 2020, consulté le 12 avril 2020. URL : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/02/14/anne-marie-moulin-les-reactions-irrationnelles-sont-le-lot-de-toutes-les-epidemies_6029505_3232.html
Nirenberg, David, 2001, Violence et minorités au Moyen Age, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Le nœud gordien ».
Perrot, Michelle, 2003, Les ombres de l’histoire. Crime et châtiment au XIXe siècle, Paris, Flammarion, coll. « Champs ».
Petit, Jacques-Guy, 1990, Ces peines obscures. La prison pénale en France 1780-1875, Paris, Fayard, coll. « Histoire ».
Renneville, Marc, 2004, « Le microbe et le bouillon de culture : Alexandre Lacassagne à la recherche d’une criminologie du milieu », Gryphe. Revue de la de la bibliothèque de Lyon, 8, p. 14-19.
Reynaud-Bertrand, Christine, 2016, Le carcéral : désir d’humanité et changement révolutionnaire. La prison des Archives parlementaires et des Archives du Département du Nord (1789-1799), thèse de doctorat en Histoire et Civilisations, sous la direction de Sophie Wahnich, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales. URL : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01996619/document (consulté le 24 avril 2020)
Thucydide, 2000, La Guerre du Péloponnèse, préface de Pierre Vidal-Naquet, édition de Denis Roussel, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique ».
Vinet, Freddy, 2018, La Grande Grippe. 1918. La pire épidémie du siècle, Paris, Vendémiaire, coll. « Chroniques ».
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