Les sciences de l’homme en union soviétique : laboratoire de la modernité au XXe siècle ?
Appel à contributions
Dossier coordonné par Isabelle Gouarné et Olessia Kirtchik
Dans le prolongement du numéro que la Revue d’histoire des sciences humaines avait consacré à « la sociologie derrière le rideau de fer » en 2007, ce numéro thématique se propose de revisiter les sciences de l’homme en Union soviétique, en dehors des clichés simplificateurs qui les ont longtemps cantonnées à un cas d’exception, coupé de l’histoire de la modernité au xxe siècle. Les sciences humaines soviétiques ont été ainsi pensées avant tout comme des sciences empêchées, sans réelle autonomie, victimes de censures et de répressions violentes, quand ce ne fut pas des disciplines entières (la sociologie, la psychotechnique, la paidologie, la psychanalyse, etc.) qui furent condamnées. Les innovations intellectuelles dont elles furent porteuses ne furent bien souvent analysées que comme le résultat des stratégies de contournement, de résistance ou de contrebande mises en œuvre face au pouvoir soviétique.
Sans faire fi des contraintes politiques et idéologiques dans lesquelles elles ont été prises, l’objectif de ce dossier est d’interroger ce récit qui a fait des sciences humaines soviétiques le contre-exemple des sciences humaines occidentales, travaillées elles, au xxe siècle, par un processus d’autonomisation et de professionnalisation. Depuis les années 2000, c’est, en effet, une vision plus fine et plus complexe des rapports de ces sciences au pouvoir soviétique qui a émergé. En prenant notamment pour objet la statistique, l’économie, ou encore l’ethnologie, donc des disciplines valorisées pour leur « utilité sociale », leurs liens avec la planification et la construction d’un État socialiste, toute une série de travaux ont pointé les convergences qui avaient pu exister, non sans reposer sur de nombreux malentendus ni sans susciter de multiples tensions, entre la vocation politique des sciences sociales et le projet soviétique d’un État socialiste.
Suivant cette perspective, ce dossier propose de mettre au cœur de l’analyse les stratégies et les pratiques déployées, à partir des marges de jeu laissées plus ou moins ouvertes selon les périodes, afin d’aménager des espaces de recherche négociés. Les articles pourront aborder les diverses disciplines des sciences humaines et sociales et questionner les éventuelles spécificités soviétiques des configurations et labellisations disciplinaires. Les approches d’histoire sociale, attentives aux institutions, aux acteurs et aussi aux idées, théories et savoirs produits, sont vivement encouragées. Plus précisément, trois entrées pourront, de façon non exclusive, être privilégiées dans les articles :
Comment, en premier lieu, penser les formes d’adhésion, de consentement, de résistance ou de retrait qui ont pu émerger face aux dispositifs visant à cadrer la production, la circulation des savoirs et autres activités savantes (organismes de censure, cellules de parti dans les instituts de recherche, etc.) ? Issu de la volonté d’emprise politique et idéologique de l’État-Parti sur l’ensemble de la vie intellectuelle, ce contrôle n’a pu toutefois fonctionner qu’en associant les milieux savants, contraints dès lors à des stratégies de compromis, d’adaptation ou de contestation. Ces dispositifs de contrôle, s’ils furent les instruments de l’imposition et de la répression d’État, ne furent-ils pas aussi des lieux-ressources mobilisés dans les luttes intellectuelles voire des lieux de négociation, où des contestations feutrées de l’ordre soviétique et de ses hiérarchies étaient possibles ?
On pourra également s’intéresser aux rapports que les sciences humaines ont entretenus avec l’expertise d’État, en précisant les multiples modalités par lesquelles les savants soviétiques furent, selon les périodes, mobilisés pour la construction de l’État socialiste : fonctions de « conseil » et de « diagnostic », participation à la mise en place de politiques de gestion étatique de la société et de l’économie, etc. De quelle façon les sciences sociales soviétiques (et avec quelles attentes) ont-elles répondu à la demande sociale, implicite ou explicite, dont elles faisaient l’objet de la part d’un État qui se voulait un État savant ? Comment cette mobilisation étatique des savoirs pouvait-elle s’appuyer sur des processus de légitimation (scientifique/politique) croisés ou concurrents ?
Enfin, troisième entrée possible : elle visera à interroger l’ambivalence de l’internationalisation des sciences soviétiques, en particulier dans la période post-stalinienne puis du socialisme tardif. Si elle offrit aux scientifiques soviétiques de nouvelles opportunités et ressources, matérielles et symboliques, cette ouverture internationale les obligea aussi à se soumettre à des contraintes supplémentaires, en raison du strict contrôle exercé par le pouvoir sur les contacts avec l’étranger. Dans quelle mesure des postures de loyauté pouvaient-elles se combiner avec des formes de contestation visant à redéfinir les contours des sciences sociales, sur le plan institutionnel et intellectuel ? Comment l’internationalisation a-t-elle pu conjointement favoriser des stratégies d’autonomisation intellectuelle et aussi permettre de réaffirmer l’utilité de ces savoirs et leur ancrage dans un projet politique de gestion de la société ?
En rupture avec les oppositions binaires héritées de la Guerre froide (Est/Ouest ; idéologie/sciences ; société fermée/ouverte ; dissidence/loyauté etc.), ce dossier vise ainsi à interroger la place des sciences humaines soviétiques comme laboratoire de la modernité du xxe siècle. Par les débats qu’elles ont suscités, les adhérences qu’elles ont eues avec un projet politique de transformation sociale, les rapports étroits qu’elles ont noués avec le pouvoir d’État, et aussi les répressions dont elles firent l’objet, leur destin questionne cette volonté de gouverner rationnellement les populations qui fut au cœur des sociétés modernes et les impasses auxquelles elle a abouti au xxe siècle.
Consignes
Des propositions d’article (3 000 signes maximum), en anglais, en français ou en russe, sont à envoyer avant le 1er juin 2019 aux adresses suivantes : adrhsh@gmail.com ; olessia@kirtchik.com ; isabelle_gouarne@hotmail.com.
Le dossier paraîtra fin 2020. La revue publie des articles en anglais et en français, de 30 000 à 50 000 signes (espaces comprises).
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