jeudi 31 janvier 2019

Les peurs

L’éventail de nos peurs de l’Antiquité à nos jours

Appel à communications

mercredi 15 mai 2019 
 Saint-Quentin-en-Yvelines

Frousse, trouille, crainte, effroi, chocottes, terreur, frayeur, épouvante, pétoche… Il existe quantité de termes et d’expressions plus ou moins fleuris pour exprimer les multiples facettes de la peur dans la langue française.

Comprise dans son acception la plus large, la peur se définit comme une réponse émotionnelle face à un stimulus extérieur. C’est un sentiment d’angoisse vécu par un ou plusieurs individus face à un danger réel ou supposé, une menace1. Elle s’illustre chez celui ou celle qui en fait l’expérience par des manifestations physico-psychologiques très paradoxales, parfois primaires, telles qu’un comportement déraisonné, une paralysie, des cris, des tremblements voire un malaise ou, au contraire, un regain d’énergie, une vigueur d’esprit et une disposition au courage. Qu’elle soit vécue de façon intime ou collective, la peur fait souvent fi de toute rationalité et demeure un sentiment ambigu et kaléidoscopique, lié à l’imaginaire et aux croyances d’un individu ou d’une société à une période donnée. Comme l’attestent Damien Boquet et Pyroska Nagy mais aussi Frédéric Chauvaud lorsqu’ils s’interrogent respectivement sur ce phénomène2, la peur est une construction sociale qui semble varier et évoluer dans le temps, selon les lieux et les différentes strates composant une société. Profondément instable, fluctuante, elle agit dans un effet de miroir déformant et raconte quelque chose sur le groupe dans lequel elle prend racine. Elle peut être à l’origine d’autres sentiments antithétiques tels que la colère ou la joie et peut prendre des formes multiples allant de la crainte de la mort à la phobie alimentaire. Relayée à l’échelle du collectif par le biais d’une culture orale ou écrite, elle peut même devenir épidémique et exercer une pression sur l’ensemble d’un corps social.

Protéiformes, parfois interprétées selon une « conception magique de l’univers3 », les peurs humaines peuvent être ordonnées selon deux grandes catégories, qui ne sont toutefois pas excluantes l’une de l’autre4 :

Les peurs instinctives : elles sont immuables car liées à la nature-même de l’Homme. Selon Jean Delumeau, elles regroupent la peur de l’inconnu, celle de la perte et la peur de la mort – ou l’« innommable » selon Philippe Ariès5 – et se manifestent dès le plus jeune âge. Ces peurs sont un invariable des sociétés humaines et ont de multiples expressions telles que la crainte de l’obscurité, la peur des étrangers et plus généralement de l’autre, l’effroi provoqué par la présence d’un mort6 , etc.


Les peurs d’époque : elles sont les conséquences d’événements particuliers comme les catastrophes naturelles, les conflits et les épidémies. Participant à accroitre le sentiment d’insécurité des populations sur une période donnée, ces peurs de type conjecturel se transforment et se réinventent en fonction des époques, des famines de l’époque moderne aux armes nucléaires et chimiques de nos sociétés contemporaines. Elles peuvent être renforcées par la présence d’individus considérés comme mal insérés dans le tissu social (sorcières, meurtriers, voleurs, individus marginaux et marginalisés).

Etudiée au prisme de l’histoire culturelle, la peur peut être observée comme un habitus (théorie de la « pédagogie de l’effroi7 » d’Alain Corbin entre autres), un outil pédagogique, le sujet d’une mise en récit volontaire dans un souci cathartique d’exorcisation (afin de nommer l’innommable et de le rendre intelligible) ou tout simplement un moyen de se divertir. Elle est amenée à investir le domaine des arts, de la littérature, des arts de la scène et du cinéma, des médias (presse, radio, télévision) ou de la musique. Elle peut être détournée de son sens premier afin de devenir le sujet principal de certaines productions et pratiques culturelles qui n’hésitent pas à la réapproprier et à la mettre en scène tel un moyen de faire face, de « conjurer la peur », à l’image de la fresque réalisée par Ambrogio Lorenzetti pour le Palazzo Pubblico de Sienne8. Fille de l’histoire des représentations, l’histoire de la peur est à la fois celle de l’invariabilité et de la réinvention permanente d’un individuel ou d’un collectif à travers les époques. La peur est donc le lieu d’une certaine théâtralité puisqu’elle revêt de multiples visages. Vécue, instrumentalisée, sublimée, esthétisée, transformée de façon consciente ou inconsciente, la peur prend part au jeu des masques entre la période antique et des époques plus contemporaines. Elle se cache ainsi derrière la foudre de Jupiter, signe d’un mauvais présage dans la mythologie romaine ; elle terrifie les populations chrétiennes craignant le verdict du Jugement dernier ; elle se tapit dans l’ombre des bas-fonds au XIXe siècle et elle emprunte même les traits monstrueux de certains personnages légendaires comme Dracula ou Hannibal Lecter, au plus grand bonheur des aficionados de littérature et de cinéma d’épouvante.

Dans une perspective historique large et une approche se voulant culturelle et transdisciplinaire, cette journée d’études entend déconstruire et comprendre les mécanismes naturels et sociaux inhérents au phénomène de la peur, qu’elle soit subie ou voulue. Il s’agira de l’appréhender d’abord comme une émotion, une expérience du sensible et d’analyser les comportements des individus lorsqu’ils y sont confrontés (comment se manifeste-t-elle ? comment les sociétés humaines l’appréhendent-elles et l’expriment-elles ? de quoi a-t-on peur ?) sans oublier de cerner les différents canaux de sa diffusion et de sa propagation (institutions officielles et religieuses, culture orale, cultures profane ou populaire, presse, médias…). Les images, les concepts et les discours sur la peur tendant à diffuser, créer, perpétuer ou même lutter contre certains de ses aspects devront être abordés à travers différentes approches alliant des méthodes d’analyse comparatiste, macro et micro historiques. Il conviendra également de revenir sur les moyens mis en place, à travers les âges, afin de lutter contre ses avatars (comment se rassure-t-on ? comment exorcise-t-on ses peurs ? quelles valeurs sont érigées en modèle face à la peur dans les sociétés humaines ?). Enfin, il faudra traiter la peur dans le sens d’un phénomène de société. Les fantasmes qui lui sont associés et les méthodes cherchant à l’esthétiser seront mis au jour. Les plaisirs de la peur, puisant leur source dans la littérature, les arts, le cinéma, les séries télé ou plus généralement les loisirs seront également étudiés, dans la perspective d’une quête de l’émotion forte, afin de faire tomber tous ses masques. Pour ce faire, cinq axes d’études sont proposés : 

La peur comme émotion. Ressentir et exprimer la peur

La peur de la mort, la crainte de l’autre, quelles sont les raisons qui nous poussent à ressentir de la peur et comment l’exprime-t-on ? Existe-t-il des peurs universelles et invariables aux sociétés humaines à travers le temps ? A l’inverse, est-ce que certaines peurs ne sont pas spécifiques et ne sont pas le reflet d’une société donnée à un moment précis ? La peur peut-elle être ressentie et perçue différemment selon une classe sociale, un genre ? Comment se manifeste-t-elle, quelles sont ses différentes formes d’expression ? Peut-on parler d’une « culture de l’irrationnel » (Jean Delumeau) ? De l’isolement à la colère, qu’est-ce qui nous fait agir ou, au contraire, nous pétrifie ?
D’un outil pédagogique à un moyen de contrôle

Que nous apprend la peur sur nous-mêmes ? Quelle est sa fonction sociale, son rôle dans l’éducation et dans la fabrique de soi ? Peut-on parler de la peur comme d’une expérience au sens empirique voire kantien ? Comment est-elle réinvestie dans un but intéressé par certains pouvoirs et institutions (officielles, religieuses ou profanes – telles que les médias) afin d’exercer un contrôle sur la population ? Quels sont les relais de la peur et quels protagonistes interviennent dans sa diffusion à grande échelle ? Comment est-elle réinvestie, instrumentalisée, afin de servir les intérêts d’un pouvoir, d’une institution ou d’une idéologie ?
Lutter contre ses démons et « domestiquer9 » la peur

Résultat d’une menace connue, comment fait-on pour anticiper nos peurs, pour les « conjurer » (Patrick Boucheron) ? Comment peut-on se rassurer et éviter la réalisation de nos craintes ? Quelles sont les stratégies et pratiques mises en œuvre pour s’en protéger ? Quels héros et quels mythes nous permettent de lutter contre elles ? Comment la peur est-elle expliquée par les sociétés qui la vivent ? Est-elle un marqueur de genre ? Quels moyens permettent de la rendre intelligible ? Peut-on parler d’une médicalisation de la peur ?
Une esthétique de la peur

Lorsqu’elle est mise en récit, que ce soit à travers une culture écrite ou orale, les arts, la littérature, la presse ou plus généralement les mots et les images, peut-on parler d’une construction de l’esthétique de la peur ? Comment la peur devient-elle un sujet d’inspiration ? En quoi cette mise en récit participe-t-elle à la rendre fascinante ? Quels courants artistiques et littéraires ont participé à son esthétisation ? Quelles productions y sont liées ?
Quand frissonner devient un plaisir. Les loisirs de la peur

Dans quelle mesure la peur est-elle une émotion volontairement recherchée ? Des histoires de fantômes au cinéma d’horreur, en passant par la littérature et les cabinets de curiosité, comment la recherche du frisson devient-elle un plaisir ? Se mettre en danger et ressentir la peur, n’est-ce pas vivre un peu plus fort en s’y confrontant ?

Calendrier

Retour des propositions au plus tard le : dimanche 24 février 2019
Réponses aux candidats au plus tard le : vendredi 15 mars 2019
Date de la journée d’études : mercredi 15 mai 2019 (à Saint-Quentin-en-Yvelines)

Modalités

Cette journée d’études se veut pluridisciplinaire et ouverte à différents champs de recherche issus des sciences humaines et sociales (sociologie, anthropologie, psychologie, histoire, histoire de l’art, histoire de la médecine, musicologie, lettres, études théâtrales, études cinématographiques, histoire visuelle, droit, langues, sciences de l’information et de la communication).

Cet appel à communications est ouvert à tous les doctorants et jeunes docteurs ayant soutenu en 2017 et 2018, en France ou à l’étranger.

doctorants.chcsc@gmail.com.

Comité scientifique
Anne-Claude Ambroise-Rendu,
Aurélie Barjonet,
Jean-Charles Geslot,
Didier Lett,
Stéphanie Sauget.
Comité d’organisation
Amélie Fagnou, Émilie Fromentèze et Nicolas Stromboni (CHCSC)
Louis Genton et Lionel Germain (DYPAC).

Notes

1 Voir les notices « peur » dans Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du Grand Dictionnaire universel, tome 12, 1866-1877, p.736 et dans la rubrique « lexicographie » du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRS) [cnrtl.fr].

2 Damien Boquet, Piroska Nagy, Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans l’Occident médiéval, Paris, Seuil, coll. L’Université historique, 2015 et Frédéric Chauvaud (dir.), L’ennemi intime. La peur : perceptions, expressions, effets, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.

3 Entendons par là des peurs liées à des superstitions et qui résultent d’une interprétation humaine face à un phénomène inhabituel, méconnu ou terrifiant. Cf Jean-Claude Farcy in « Jeunesse rurale et société nationale : le cas de la France au XIXe siècle », in Jean-Claude Caron et Frédéric Chauvaud (dir.), Les campagnes dans les sociétés européennes. France, Allemagne, Espagne, Italie (1830-1930), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, pp. 209-225.

4 Nous nous appuyons ici sur les propositions formulées par Jean Delumeau dans La peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècles), Paris, Fayard, 1978.

5 Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident. Du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 1975 (voir la conclusion de la première partie de l’ouvrage).

6 Pierre Mannoni, La peur, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1988 (1ère éd. 1982) d’après Jean Delumeau La peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècles), Paris, Fayard, 1978.

7 La « pédagogie de l’effroi » se réfère à l’idée de la mise en place volontaire, par un pouvoir ou une institution, d’un système répressif jouant sur les peurs d’une population afin d’en obtenir le contrôle. Ce système qui permettait de « gouverner par la peur », pouvait cependant avoir l’effet inverse de celui escompté puisqu’il participait à rendre les individus totalement insensibles au message que l’on voulait faire passer. C’était particulièrement le cas lors des exécutions des condamnés qui devenaient des spectacles appréciés et attendus. Se référer à l’introduction rédigée par Alain Corbin dans l’ouvrage Histoire des émotions. Des Lumières à la fin du XIXe siècle, Paris, Seuil, 2016, p.6.

8 « Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement », fresque d’Ambrogio Lorenzetti, Palazzo Pubblico de Sienne (XIVe siècle) étudiée par Patrick Boucheron in Conjurer la peur, Sienne, 1338. Essai sur la force politique des images, Paris, Seuil, 2013, 285 p.

9 Selon les termes de Denise Jodelet in « Dynamiques sociales et formes de la peur », Nouvelle revue de psychosociologie, ERES, n°12, 2011/2, p.239-256. Dans cet article, l’auteur évoque des processus d’« effacement » de la peur, des stratégies de défense qui révèlent une inquiétude refoulée. Elle rencontre un processus généralement constaté d’apprivoisement, de « domestication » qui permet de vivre avec l’incertitude voire même d’oublier les peurs de notre temps ou de les remplacer. Elle insiste également sur la capacité des individus à s’adapter face à la peur, à la gérer à travers les représentations partagées et construites discursivement dans les échanges développés dans l’espace public et interpersonnel.





Dates
dimanche 24 février 2019

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