Pratiques coopératives et participatives en santé : partage des tâches et redéfinition des frontières professionnelles, enjeux de savoirs et luttes de pouvoir
Appel à communications
Journées d’études inter RT1-RT19
28 et 29 mars 2019
Paris, Université de Nanterre, Bâtiment Max Weber
Dans le sillage des échanges développés au fil des congrès de l’Association française de sociologie (AFS), les membres des bureaux des réseaux thématiques RT 1 (« Savoirs, travail et professions ») et RT 19 (« Santé, médecine, maladie et handicap ») de l’AFS organisent deux journées d’études inter RT. Ces journées ont pour vocation d’explorer les formes de « travail en commun » dans le monde de la santé et leurs effets potentiels en termes de partage des tâches, de redéfinition des frontières professionnelles et de reconfiguration des territoires professionnels, c’est-à-dire de savoirs, d’expertises, de compétences, et de juridictions professionnelles.
Ces journées sont organisées avec le soutien de l’AFS, du Centre Georges Chevrier, du Cérep, du Cermes, du Cerrev, de l’Irdes, du LEPS, du GT21 de l’AISLF et de l’IDHES-Nanterre.
L’amélioration de la coordination des soins, de la coopération entre professionnels de santé et avec les usagers du système de santé, ou encore de l’articulation des secteurs sanitaire et social, apparaît aujourd’hui comme un élément de réponse essentiel face à la complexité des situations de prises en charge (vieillissement, fin de vie, pathologies chroniques, inégalités sociales de santé…). Le développement de telles pratiques, qualifiées de « coopératives », a notamment été encouragé par l’article 51 de la loi « Hôpital, patients, santé et territoires » de 2009.
Cependant, dans un système de santé caractérisé par de multiples cloisonnements, cette injonction au travail « participatif » et « coopératif » (Berland, 2003 ; Bloch et Hénaut, 2014 ; HAS, 2008) ne va pas de soi. Qu’il s’agisse de formes de travail à plusieurs professionnels, en réseau (Bungener et Poisson-Salomon, 1998) ou « en équipe » (Fournier, 2014, 2015), ou plus largement de la division des tâches de soin et de production de connaissances entre professionnels et non-professionnels, experts et profanes (Bercot, Divay et Gadea, 2012 ; Bureau et Hermann-Mesfen, 2014 ; Cresson, 2006), les pratiques de « travail en commun » mettent à l’épreuve les frontières professionnelles et génèrent nécessairement des frictions entre des acteurs et des institutions du monde de la santé dont les attentes ne sont pas a priori en harmonie (Cresson, Drulhe et Schweyer, 2003 ; Cresson et Schweyer, 2000 ; Sarradon-Eck et al., 2008). Le projet de décret d’application visant à définir le statut « d’infirmier de pratique avancée », dont la publication courant 2018 a été annoncée par le ministère des Solidarités et de la santé, fait ainsi l’objet de luttes entre groupes professionnels (médecins et infirmier·ère·s notamment) et entre « segments » médicaux et paramédicaux (Strauss, 1992) à l’intérieur même de ces groupes professionnels. Ces journées d’études offriront l’occasion d’examiner les pratiques collaboratives, les acteurs impliqués (professionnels de santé, patients, familles, associations de patients…), leurs processus, leurs lieux d’émergence et leurs modalités de mise en oeuvre. Elles viseront également à analyser les effets de ces pratiques sur les groupes professionnels, notamment en matière de partage des tâches et de reconfiguration des frontières professionnelles, mais aussi en termes d’articulation ou de production des savoirs et de luttes de pouvoir. Les propositions pourront s’inscrire dans l’un des trois axes suivants.
► Axe 1
Une sociohistoire des impératifs coopératifs et participatifs
Un premier axe de réflexion invitera les participant·e·s à mettre en lumière les processus historiques, politiques et sociaux travaillant les frontières professionnelles et contribuant à l’émergence de pratiques dites « coopératives », « collaboratives » ou « participatives » dans le domaine de la santé. On pourra distinguer les processus « externes » aux groupes professionnels, comme le « tournant participatif » (Jasanoff, 2011) et les revendications des patients pour être impliqués davantage dans les processus de soin ou de recherche (Barbot, 2002 ; Dodier, 2003), et les processus « internes » au sens où ils se rapportent aux dynamiques de segmentation des groupes professionnels (Strauss, 1992) ou de définition des juridictions professionnelles (Abbott, 1988).
Suivant le même principe, on pourra se demander dans quelle mesure l’émergence de pratiques coopératives et participatives répond à des impératifs propres au domaine de la santé, comme la « complexification » des situations prises en charge par les professionnels de santé, ou si elle relève de transformations plus générales des modes d’organisation du travail, à l’image de la création des centres de santé dans l’après-guerre (Steffen, 1983), des unités sanitaires de base, ou plus récemment des réseaux de santé, jusqu’aux réformes en cours du système de santé avec le financement de maisons de santé pluri-professionnelles.
Supposant que ces dynamiques ne mettent pas en présence les mêmes acteurs et les mêmes « auditoires » (Abbott, 1988), l’enjeu est de comprendre les négociations et les luttes de pouvoir qui se jouent à travers l’institutionnalisation des pratiques coopératives ou participatives. Entre quels regroupements d’acteurs (représentants des patients, porte-paroles des professionnels, associations, ordres, syndicats…) voient-ils le jour ? À quels « auditoires » s’adressent-ils (l’État et ses composantes, ministères, Haute Autorité de santé, Agences régionale de santé…) ? Quel rôle jouent, par exemple, certains experts et rapports officiels, la Cour des comptes, l’Igas, les missions commanditées par des ministères, etc. ?
Si cet axe appelle des travaux socio-historiques, on tirera également parti d’approches ethnographiques, considérant que les jeux d’acteurs et d’arguments peuvent être rendus visibles par les « frictions » qui se produisent dans les lieux de mise en oeuvre de telles pratiques.
► Axe 2
Pratiques coopératives et participatives : quelles transformations du partage des tâches, des divisions du travail et des frontières professionnelles ?
Le deuxième axe mettra l’accent sur l’analyse des formes prises par ces pratiques afin de comprendre les modifications qu’elles génèrent ou non, en termes de partage des tâches, de division du travail ou de frontières professionnelles. Cet axe s’inspire en particulier du travail fondateur de Hughes sur la profession infirmière dans lequel l’auteur montre l’importance de s’intéresser aux partages des tâches entre professions, aux négociations sous-jacentes sur la délégation du « sale boulot », et à leurs effets sur la redéfinition des frontières professionnelles (Hughes, 1996). Comment sont négociées, mises en oeuvre et vécues les pratiques collaboratives et participatives dans le contexte actuel qui tend à les reconnaître et à les institutionnaliser, et quelles formes de tensions dévoilent-elles ?
Les propositions pourront notamment questionner les transformations que ces nouvelles formes de travail en commun produisent dans les relations entre groupes professionnels de la santé, par rapport aux pratiques coopératives plus informelles ou aux formes plus « classiques » de délégation et de subordination. Cela implique d’être également attentif aux sens que revêtent les multiples notions de « participation », « contribution », « collaboration », ou encore « co-production » qui visent à décrire les regroupements d’acteurs occupant des positions et mobilisant des savoirs différents en vue d’un travail commun (Les chercheurs ignorants, 2015).
Les travaux menés dans le cadre de certaines expérimentations de coopération font apparaître des oppositions entre des logiques différentes, notamment gestionnaire et professionnelle (Robelet, Serré et Bourgueil, 2005). Ils soulignent également l’émergence de missions ou de métiers inédits (Mino et Robelet, 2010) : référents, coordinateurs de trajectoires, coordinateurs de maisons de santé pluriprofessionnelles, infirmier·ère·s de pratiques avancées, etc. Alors que l’injonction à la coopération entre professionnels et à la participation des « profanes » tendrait vers une plus grande porosité des frontières professionnelles, celle-ci génère ou accompagne paradoxalement des processus de segmentation et la constitution de « domaines d’expertise » contrôlés par un groupe de pairs (Demazière et Gadea, 2009). Dans ce sens, Baszanger (1990) analyse l’émergence d’un segment professionnel de médecine de la douleur à travers le travail de légitimation des savoirs et de délimitation des contours des pratiques qui lui sont propres. De la même manière, Castra (2009, 2010) étudie le processus de segmentation opéré par le militantisme palliatif en faveur de la médicalisation du bien-mourir. Le développement de la recherche-action et la revalorisation des savoirs expérientiels ont favorisé l’émergence d’un nouveau segment professionnel dans le champ de la santé mentale par exemple, à travers la professionnalisation de travailleurs-pairs (Godrie, 2015) ou de nouveaux segments de patients-experts ou patients-ressources dans le champ de la prise en charge des maladies chroniques (Gross, 2017). Coopération et segmentation relèvent-ils de mouvements contraires ou articulés ?
À la jonction des groupes professionnels de santé se trouvent les patients, leur entourage et leurs « porte-paroles » dont la participation aux soins ou à la production de connaissance tend à s’institutionnaliser à travers le projet de création d’un diplôme de « patient-expert » par exemple. On pourra alors se demander comment l’engagement d’acteurs comme des associations de malades (Akrich, Méadel et Rabeharisoa, 2009 ; Rabeharisoa, 2007) déplace les frontières entre « expert » et « profane » et renouvelle les rapports entre groupes professionnels.
Les journées d’étude devront permettre d’analyser les récurrences, les convergences et les divergences entre les pratiques et les dynamiques observées et, à travers elles, entre les acteurs.
► Axe 3
Pratiques coopératives et participatives : quelles reconfigurations des savoirs et quelles luttes de pouvoir ?
Enfin, il nous semble important d’adopter une lecture « symétrique » en regardant comment les dispositifs collaboratifs et participatifs favorisent l’« encapacitation » ou contribuent à renforcer des rapports de domination à travers l’imposition de certaines normes (normes gestionnaires, normes médicales, normes des usagers, etc.) ou la mise en concurrence des différents auditoires en présence (Abbott, 1988).
Les phénomènes de leadership et les modalités de recrutement des acteurs conditionnent les dynamiques des groupes professionnels. De quelle manière les nouveaux partages des tâches de soin modifient-ils ou reproduisent-ils les inégalités entre professionnels, ou entre professionnels et non-professionnels ? En quoi l’engagement des associations de malades renouvelle-t-il les formes de contestation sociale (Rabeharisoa, 2007) ? À quelles conditions le développement inscrit dans la loi de 2009 de pratiques d’« éducation thérapeutique du patient », visant à rendre ce dernier « acteur » de sa santé, offre-t-il de nouveaux espaces de négociation entre patients et professionnels sur ce qui importe aux patients dans leur vie avec une maladie ? Dans quelle mesure les discours sur l’horizontalisation des relations entre les acteurs engagés dans des pratiques participatives ou coopératives sont-ils porteurs d’une « symétrisation » entre savoirs ou systèmes de savoirs différents (scientifiques, professionnels, expérientiels, etc.) ? Comment les pratiques participatives contribuent-elles à diminuer les inégalités sociales de santé ? Quid des « publics absents » ?
Dans le contexte d’incertitude qui structure l’ensemble de la médecine (Fox, 1988), on peut se demander comment l’« encapacitation » des acteurs affecte les mécanismes traditionnellement admis dans la gestion des « progrès et [des] limites spécifiques à la connaissance, la thérapie et la technologie biomédicales qui sont censés avoir un pouvoir extraordinaire » (Fox, 1988 : 55). L’ouverture de services historiquement cloisonnés (Pouchelle, 2007), les transformations de la temporalité de la maladie et de son vécu (Ménoret, 1999) ou la re-formulation du pronostic (Christakis, 1999) et l’horizontalisation des connaissances sont autant de nouvelles modalités qui interviennent dans le contrôle de l’incertitude médicale et la définition des juridictions professionnelles admises jusqu’alors. Dans ce contexte, comment les professionnels oeuvrent-ils au contrôle de l’incertitude inhérente à l’activité médicale ? Quelles sont les ressources à disposition des usagers pour s’imposer dans la formulation du diagnostic, de la prescription ou du pronostic ? Enfin, quelles-sont les lignes d’articulation entre les savoirs professionnels et les savoirs profanes convoqués par les différents acteurs pour s’imposer dans la définition de la maladie et de sa prise en charge ?
► Modalités de soumission
L’appel est ouvert aux chercheur·e·s - y compris doctorant·e·s - en sciences humaines et sociales, avec la possibilité d’interventions à plusieurs voix avec d’autres acteurs : professionnels de santé ; usagers du système de santé et leurs représentant·e·s ; membres de l’administration sanitaire et de la santé publique.
Les propositions de communication prendront la forme d’un résumé de 4 000 signes maximum (espaces compris, bibliographie incluse), comprenant :
- La présentation de l’objet d’étude et de la problématique ;
- Le cadre théorique et les principaux concepts de référence ;
- Les méthodes d’enquête mobilisées ;
- Les principaux résultats fondés sur un recueil de données empiriques.
Les propositions de communication seront à déposer au plus tard le 15 septembre 2018 sur le site : https://journees-rt1-19.sciencesconf.org
Si vous avez des questions, merci de les envoyer à l’adresse suivante : frontieres.santeprofessions@gmail.com
La réponse du conseil scientifique sera envoyée aux alentours du 15 novembre 2018.
Pour les communications retenues, un texte de 30 000 signes sera attendu pour le 15 février 2019.
► Comité d’organisation
Thomas Denise (CERReV, université de Caen Normandie), Sophie Divay (Cérep, université de Reims), Marie Dos Santos (Cermes3, CNRS), Cécile Fournier (Irdes, LEPS), Lucile Girard (Centre Georges Chevrier, université de Bourgogne), Aymeric Luneau (CESCO-PALOC, MNHN)
► Comité scientifique
Anne-Marie Arborio (LEST, université d’Aix-Marseille), Géraldine Bloy (LEDI, université de Bourgogne), Martine Bungener (Cermes3, CNRS), Patrick Castel (CSO, Sciences Po), Benjamin Derbez (Labers, université de Bretagne occidentale), Michel Castra (CeRIES, université de Lille 3), Thomas Denise (CERReV, université de Caen), Sophie Divay (Cérep, université de Reims), Marie Dos Santos (Cermes3, CNRS), Cécile Fournier (Irdes, LEPS), Charles Gadea (IDHES-Nanterre, université de Nanterre), Lucile Girard (Centre Georges Chevrier, université de Bourgogne), Baptiste Godrie (CREMIS, université de Montréal), Olivia Gross (LEPS, université Paris 13), Françoise Leborgne-Uguen (Labers, université de Bretagne occidentale), Aymeric Luneau (CESCO-PALOC, MNHN), Hélène Marche (CERReV, université de Caen), Audrey Mariette (CRESPPA, université Paris 8), Alexandre Mathieu-Fritz (LATTS, université Paris-Est Marne-la-Vallée), Anne Paillet (CSE-CESSP, université Paris 1), Laure Pitti (CRESPPA, université Paris 8), Aline Sarradon-Eck (CanBioS, SESSTIM), Florent Schepens (LASA, université de Franche-Comté), Carine Vassy (IRIS, EHESS)
Références bibliographiques
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