Mollesses de la Renaissance. Défaillances et assouplissement du masculin
Appel à communications
Colloque international et interdisciplinaire
Université de Göttingen, 14, 15 et 16 juin 2018
La posture virile est un artifice funambulesque. D’après le modèle aristotélicien, le masculin aspire à un équilibre et à un état solide afin d’atteindre un juste milieu modéré, mais il est confronté à la difficulté de se positionner correctement entre les extrêmes de l’insuffisance et de l’outrance, l’excès de zèle viril étant en effet aussi sévèrement condamné que l’efféminement (Reeser 2006). Tout écart par rapport à des traits définis et perçus comme virils risque ainsi d’aboutir à une forme d’échec ou d’altérité déviante relevant de la mollesse. Selon une fausse étymologie, le terme mollitia vient de mulier à travers mollior (Lactance, De opificio Dei, XII, 17 ; Isidore de Séville, Etymologies, XI, 2.18 ; voir Williams 2013). Au mot et à la notion de « mollesse » sont dès lors rattachés les néologismes renaissants « amollissement » (1549), « effémination » (1503) et « efféminement » (fin XVIe siècle).
Avec ce colloque sur la notion de mollesse, l’objectif est d’analyser toutes les configurations du masculin qui ne s’alignent pas sur les codes dominants de la virilité. La construction normative du masculin se fonde sur la mise à distance d’une altérité qui peut être ressentie comme molle et « féminine » (Connell 2005, Reeser 2010). Cette mollesse intériorisée doit être non seulement expulsée du corps et de l’esprit du sujet, mais aussi marginalisée et dévalorisée afin d’assurer et de légitimer le lien homosocial (Sedgwick 1985). Pendant la Renaissance, toute configuration nouvelle du masculin s’écartant des codes dominants de la virilitas a constitué un sujet majeur de préoccupation. Chez Baldassare Castiglione, une expression nouvelle de la masculinité émerge notamment avec la figure du courtisan « molle e femminile » [mou et féminin] qui se frise les cheveux, s’épile les sourcils et se farde comme une femme.
Les multiples usages du concept de mollesse sont mobilisés pour illustrer les flottements d’une masculinité qui a perdu ou qui est en train de perdre son pouvoir et ses privilèges. La notion de « ratage » peut aider à comprendre les mises en discours de l’échec (guerrier, sexuel, rhétorique) et les réactions qu’il entraîne. Comment ces « ratages » contribuent-ils à défaire ou à redéfinir l’idéal normatif de virilité ? On voudrait ainsi interroger les discours sur la mollesse et ses figurations, et également réfléchir aux usages descriptifs, axiologiques, métaphoriques et idéologiques de la mollesse.
Les discours de la mollesse. L’un des objectifs du colloque sera d’analyser ce qu’on pourrait appeler une « interdiscursivité de la mollesse » : comment et pourquoi mobilise-t-on la mollesse pour parler d’éloquence (p. ex. le style mou et efféminé), de médecine, de justice (p. ex. les procès en impuissance), de philosophie morale, de langue (p. ex. la féminisation du français) et de politique ?
Mollesse et transformations historiques. Ces transformations du masculin seraient-elles le reflet, au niveau diachronique, de la transition du Moyen Âge à une époque pré-moderne ? Avec la querelle des femmes, l’émergence d’une altérité féminine perçue comme dangereuse oblige l’homme à s’interroger sur le statut de sa masculinité. Dans les Cent nouvelles nouvelles (1464-67) les angoisses masculines sont souvent déclenchées par la sexualité hypertrophiée de la femme. Avec l’Heptaméron, Marguerite de Navarre comprend que, afin de réhabiliter la figure féminine, il s’avère nécessaire de tempérer – voire de déconstruire – le pouvoir du lien homosocial, ce qui engendre des signes d’affaiblissement et d’ambiguïté dans la représentation du sujet mâle (Reeser 2004, Ferguson 2005). Quant à Montaigne, il avoue, dès le premier chapitre des Essais, être victime de « la facilité, débonnaireté et mollesse » de ceux qui cèdent à la commisération et à la pitié, comme les femmes, les enfants et le « vulgaire ».
Mollesse et amollissement. Il faudra examiner également la différence entre l’état passif de mollesse, qui doit être lisible et visible pour mieux être expulsé ou marginalisé, et le processus actif d’amollissement, qui est valorisant puisque tout assouplissement peut enrichir le masculin avec les qualités positives attribuées au féminin – p. ex. l’hybridité du pédagogue, homme et femme à la fois (Reeser 2006 : 101), ou le père-nourricier (Read 2002). Au début du XVIIe siècle, un texte comme l’Isle des Hermaphrodite, bien que dans le cadre d’une démarche ironique, laisse entrevoir un éloge de l’efféminement. On pourrait s’intéresser également à la mollesse « féminine », en particulier à celle des femmes viriles : comment ont-elles réussi à éjecter la mollesse de leurs corps et de leurs actions ?
Ce colloque a l’ambition de faire dialoguer les spécialistes de plusieurs disciplines (littérature, histoire, histoire de l’art, histoire de la langue, philosophie) autour d’un sujet transversal. Nous proposons ici quelques axes thématiques à partir desquels on peut aborder la notion de mollesse, ce qui n’exclut pas d’autres approches et méthodes possibles :
La notion de mollesse dans les discours médical, théologique et juridique, et aussi dans les traités de pédagogie, dans l’écriture de l’histoire, en philosophie.
Ratages et défaillances du masculin (les efféminés, les lâches, les eunuques, les poltrons, les mignons, etc.)
Les défaillances et les insuffisances physiques de la masculinité
Mollesse et langue/rhétorique/poétique (style mou, style efféminé, efféminement du français, etc.)
Masculinités féminines, mollesse féminine et femmes viriles
Responsables scientifiques : Daniele Maira (Université de Göttingen), avec la collaboration de Teodoro Patera (Université de Göttingen) et Freya Baur (Université de Göttingen)
Le colloque se déroulera les 14-15-16 juin 2018, à Göttingen.
Les propositions de communication (environ 2’000 signes) devront parvenir au plus tard le 30 avril 2017 à l’adresse suivante : daniele.maira@phil.uni-goettingen.de
Les contributions de ce colloque feront l’objet d’une publication que nous souhaitons assez rapide. Les textes définitifs seront à remettre pour le 15 octobre 2018
Orientation bibliographique
Betteridge Tom (éd.), Sodomy in Early Modern Europe, Manchester/New York, Manchester University Press, 2002.
Bourdieu Pierre, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998.
Butler Judith, Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l'identité, préf. d’É. Fassin ; tr. C. Kraus, Paris, la Découverte, 2006.
Connell Raewyn W., Masculinities, Berkeley, University of California Press, 2005.
Corbin Alain, et alii (dir.), Histoire de la virilité, Paris, Seuil, 2011, 3 vol.
Edwards Catharine, « Mollitia : Reading the body », in The Politics of Immorality in Ancient Rome, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 63-97.
Ferguson Gary (dir.), L’Homme en tous genres. Masculinités, textes et contextes, Paris, L’Harmattan, 2009.
Ferguson Gary, « Paroles d’hommes, de femmes et de Dieu. Langage, genre et transcendance dans la nouvelle 70 », in Lire ‘L’Heptaméron’ de Marguerite de Navarre, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2005, p. 197-210.
Ferguson Gary, Queer (Re)readings in the French Renaissance : Homosexuality, Gender, Culture, Aldershot, Ashgate, 2008.
LaGuardia David, Intertextual Masculinity in French Renaissance Literature : Rabelais, Brantôme, and the Cent Nouvelles Nouvelles, Aldershot, Ashgate Publishing, 2013.
Le Gall Jean-Marie, Un idéal masculin? Barbes et moustaches, XVe-XVIIIe siècles, suivi de Le barbu ou Dialogue sur la barbe d'Antoine Hotman, Paris, Payot, 2011.
Long Kathleen, Hermaphrodites in Renaissance Europe, Aldershot, Ashgate, 2006.
Maira Daniel, « Des tribades et des godemichés : mollesses viriles dans le Recueil des dames de Brantôme », French Studies, 70/4, 2016, p. 503-518.
Maira Daniel, « Le pouvoir fardé à la cour d’Henri III : satire et parodie du masculin », Micrologus’ Library, 78, 2016, p. 285-299.
Maira Daniel, « Les mollesses endurcies dans Délie de Maurice Scève », RHR, 81, 2015, p. 131-156.
Masculinities in sixteenth-century France, proceedings of the eighth Cambridge French Renaissance Colloquium, 5-7 July 2003, éd. P. Ford und P. White, Cambridge, Cambridge French Colloquia, 2006.
Parker Patricia, « Virile Style », in Premodern Sexualities, éd. L. Fradenburg et C. Freccero, New York/London, Routledge, 1996, p. 201-222.
Pennuto Concetta, « ‘Il n’est pas sûr de laisser les eunuques surveiller les femmes’ : Réflexions sur les eunuques à la Renaissance », Seizième Siècle, 2011, p. 112-123.
Read Kirk, « Mother’s Milk from Father’s Breast. Maternity without Women in Male French Renaissance Lyric », in High Anxiety: Masculinity in Crisis in Early Modern France, éd. K. Long, Kirksville/MO, Truman State University Press, 2002, p. 71-92.
Reeser Todd W., « Fracturing the male androgyne in the ‘Heptaméron’ », Romance Quarterly, 51/1 (2004), p. 15-28.
Reeser Todd W., Masculinities in Theory : An Introduction, Chichester, Wiley-Blackwell, 2010.
Reeser Todd W., Moderating Masculinity in Early Modern Culture, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2006.
Sedgwick Eve Kosofsky, Between Men : English Literature and Male Homosocial Desire, New York, Columbia University Press, 1985.
Steinberg Sylvie, La confusion des sexes : le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 2001.
Williams Craig W., « The Meaning of Softness: Some Remarks on the Semantics of mollitia », EuGeSta, 3, 2013, p. 240-263.
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