Mises en récit et corps souffrant : perspectives croisées
Appel à articles
Revue Corps[1]
Ce numéro a pour finalité de croiser les regards autour d’un même objet : le corps souffrant, à travers les récits qu’en font les personnes elles-mêmes, ainsi que leur politisation.
La mise en récit du corps souffrant permet d’inscrire dans une certaine cohérence biographique l’expérience de la souffrance : les évènements sont systématiquement analysés pour tenter de donner du sens à la vie dans sa continuité[2]. Ce travail de reconstruction est à la fois personnel et social, produit au contact de proches, de groupes de personnes et d’institutions. Les différents types de récits de souffrance (oraux ou écrits, élaborés ou non dans des groupes, collectés lors d’entretiens biographiques, etc.) interrogent sur l’acte de se mettre en récit et sur la trame politique des récits de soi. En effet, quels espaces de communicabilité permettent la production de récits relatifs à la souffrance vécue ? À qui sont-ils destinés, dans quel but ? Dans quelle mesure peut-on parler du passage d’un récit singulier à un récit collectif ? Quelles narrations, en particulier autour du rapport au corps, se trouvent — ou non — privilégiées afin de (se) mobiliser dans l’espace public ? Comment restituer ces formes dans les contextes historiques, sociaux et politiques, qui les façonnent ?
Pour répondre à ces questions, ce numéro thématique fera appel à plusieurs disciplines (notamment littéraire et sociologique, mais également anthropologique, philosophique, narrative studies, etc.) autour d’un programme de recherche apparemment commun, afin de voir quelles sont les différences méthodologiques qui peuvent apparaître, mais aussi les questions qui sont réciproquement soulevées.
Par ailleurs, les contributions des chercheur-e-s, mais aussi des acteur-trice-s de terrain (soignant-e-s, travailleurs sociaux, etc.) et des narrateur-trice-s (blogueurs, écrivains, etc.) sont les bienvenues.
Il s’agira également d’approcher ces questions sous des angles variés, notamment grâce aux travaux empiriques issus de différents pays.
Déploiement du programme de recherche
1 – Récits et agency
Pourquoi mettre en récit et partager l’expérience du corps souffrant ? S’agit-il d’une tentative de réajustement et de gestion d’une identité mise à mal, d’un outil de reconstruction ? Ou, s’agit-il plutôt de l’expression d’une volonté de réappropriation de son corps ? En effet, ce type de récit peut être, dans le cas des personnes malades, une « entreprise de résistance » qui montre « ce que peut vivre un individu devenu, pour la science et pour presque tous, un objet englué, paralysé » (Danou, 2008 : 191) par les effets de la maladie sur le corps et par la prise en charge médicale : la narration devient alors un moyen d’affirmation de soi face à la maladie et à la menace de mort et permet se réapproprier son corps et d’affirmer son identité face à la dépersonnalisation due à la prise en charge médicale.
D’autre part, lorsque l’annonce de la maladie intervient brusquement, le processus de biographisation (Delory, 2014 : 16) peut permettre de donner une forme et un sens à cet évènement et de l’inscrire dans un parcours de vie. Dans les récits du corps souffrant s’engage alors une reconstitution des différentes étapes de l’expérience de la souffrance et une quête de l’origine des maux. La mise en intrigue et l’établissement d’une chaîne de causalité entre les évènements (Ricoeur, 1985) peuvent également faire émerger les conditions d’injustices et d’inégalités sociales qui pèsent sur la biographie des personnes malades, ainsi que les marges d’action qui leur sont laissées. Cette opération peut donc être un moyen d’empowerment, en particulier lorsque la souffrance est incomprise par le corps médical et reste invisible aux yeux des bien-portants (Rossi, 2017). Ce numéro se propose d’interroger comment la mise en récit de la souffrance et son partage expriment une demande de reconnaissance, tant au niveau médical que social.
2 – Récits et narration communautaire
Les narrations, bien qu’élaborées individuellement, s’inscrivent dans un espace social qui leur préexiste et qui les façonne. L’étude de ces récits soulève les enjeux de l’intersubjectivité des acteurs et interroge la manière dont la mise en récit de soi contribue à la sédimentation de groupes, par la visibilisation d’expériences communes.
De nombreux récits biographiques sont produits par des personnes qui racontent leur parcours, leurs histoires et leurs souffrances auprès de pairs partageant une expérience commune ou similaire. Par exemple, au sein des groupes de parole où la mise en récit de soi tient une place prépondérante, le narrateur s’adresse au groupe et raconte son histoire aux autres participants. Lorsque ces groupes sont à visée thérapeutique, ils se basent sur un principe d’entraide entre pairs. Les travaux sur les usages de la mise en récit de soi dans les groupes de self help (Humphreys, 2000 ; McIntosh & McKeganey, 2000) montrent comment les histoires de vie personnelles participent à l’instauration et à la perduration, voire également à la justification d’une communautarisation par la narration — et ce par une influence réciproque entre histoires singulières et histoires collectives.
À travers cet exercice de mise en récit face au groupe, les personnes sont amenées à reconstruire leurs souvenirs. Halbwachs souligne l’importance d’autrui dans le processus de mémorisation. Les « cadres sociaux de la mémoire » rendent possible une « mémoire collective » : « Le plus souvent, si je me souviens, c’est que les autres m’incitent à me souvenir, que leur mémoire vient au secours de la mienne, que la mienne s’appuie sur la leur » (Halbwachs, 1994 : 6). Ce processus de mémorisation est également appuyé par le partage d’une trame narrative commune qui favorise le passage à la mise en récit d’expériences subjectives souvent décrites comme indicibles[3].
Ces mises en récits permettent aux groupes sociaux la revendication de leur existence à travers la narration de leurs expériences communes. Le processus identificatoire à l’œuvre pose la question du caractère ontologique de ces communautés et de leur(s) histoire(s) commune(s) écrite(s) à la première personne. Si ces récits visent un affranchissement des discours produits sur eux et une réappropriation de la parole des sujets, la place de la maladie ou de la souffrance sociale prépondérantes dans les récits augmente le risque de cristalliser l’identité des narrateurs dans un statut de victime, ce qui renforce dès lors les rapports de domination déjà établis. Les savoirs produits dans le cadre de ces narrations communautaires, en tant que savoirs situés, interrogent les rapports entre les différents savoirs produits sur la santé. La subjectivation par la mise en récit à travers l’expression d’un « je » peine à dépasser le statut d’objet, celui de « corps souffrant », dès lors qu’il est contraint dans un processus identificatoire prédéfini.
Ce numéro visera à interroger la place des récits dans la constitution de communautés. Qu’est-ce qui constitue une communauté narrative ? Comment s’articulent travail biographique, processus de mémorisation et revendications communautaires ? Quels sont les tensions et rapports de pouvoir qui traversent ces récits ? Dans quelle mesure, ces narrations favorisent-elles l’émancipation du narrateur ou au contraire contribuent-elles à son aliénation au groupe ? Quels types de savoirs émanent de ces récits et de quelle manière sont-ils mobilisables par les communautés ?
3 – Récits et politisation
Dans le prolongement des deux premiers axes, la narration peut être une ressource pour se rassembler et donner de la visibilité à une condition de souffrance. Ainsi, interroger le rôle du travail biographique dans les mobilisations collectives permet de rendre compte des motifs qui sont invoqués comme motivation à se regrouper avec d’autres personnes concernées par les souffrances et transformations corporelles (Hamarat, 2016). Pensons, dans le cas des personnes malades, à la publication des récits de personnes atteintes de fibromyalgie luttant pour la reconnaissance de leur maladie (Barker, 2002), ou encore aux récits visant à dénoncer les maladies associées à des causes environnementales (Brown et al., 2004). Ces travaux interrogent le rôle des narrations dans la « biosocialité » (Rabinow, 2010), soit la façon dont « (…) de nombreux groupes se forment et construisent désormais leur identité sociale en relation avec une maladie, un trouble ou une expression génétique particulière, et assoient leur revendication d’ordre politique sur la base de cette bio-identité[4] » (Bergeron, Castel, 2014 : 334).
Individuellement et collectivement, pourquoi et comment raconter, partager l’expérience de la souffrance ? Quelles sont les formes que prennent ces narrations ? À qui s’adressent-elles, avec quels effets recherchés ? Quelles sont les formes d’expression les plus légitimes, en fonction des instances, pour « faire reconnaître (…) la souffrance comme souffrance » (Moscoso, 2016 : 19), pour (se) mobiliser dans l’espace public ? Quel risque d’invisibilisation de certaines expériences fait courir le passage du récit singulier au récit collectif, du récit autobiographique au récit institutionnel ? Comment restituer ces formes dans les contextes historiques, sociaux et politiques, qui les façonnent ?
Outre le déploiement de terrains de recherche empirique sur ces questions relatives à l’intersubjectivité et à la politisation de la souffrance, nous souhaitons encourager les discussions méthodologiques relatives à ce sujet. À titre d’exemples, peuvent être discutées les modalités d’articulation entre les niveaux individuels et collectifs dans ces récits ou encore la difficulté à prendre en considération les récits marqués par les silences, la temporalité non chronologique ou encore les incohérences internes. La posture et l’engagement vis-à-vis du terrain pourront également être interrogés, en particulier les manières dont le chercheur-e interagit avec ses narrateur-trice-s, éprouve les souffrances de l’autre, et en quoi cette affectation participe du processus de connaissance.
Enfin, les contributions des chercheur-e-s, mais aussi des acteur-trice-s de terrain (soignants, travailleurs sociaux, etc.) et des narrateur-trice-s (blogueurs, écrivains, activistes, etc.), sont les bienvenues.
Modalité de soumission et calendrier
Les articles soumis ne doivent pas faire l’objet de publication dans une autre revue ou actes de colloque.
Les propositions d’articles devront comporter la présentation de l’objet de recherche, la problématique, la méthodologie et/ou les questionnements épistémologiques ; elles devront contenir un titre, un résumé de 2500-3000 signes comprenant, une bibliographie indicative. Merci d’indiquer en tête de page : les prénom et nom, fonction et appartenance institutionnelle des auteurs, l’adresse électronique à utiliser pour les échanges.
Toutes les propositions sont à envoyer avant le 2 avril 2018 à l’adresse suivante : recits.corpssouffrants@gmail.com
La réponse du comité de préparation du dossier sera transmise avant le 28 avril 2018.
Les articles définitifs seront attendus pour le 3 décembre 2018 pour une publication prévue en avril 2020. Le format attendu des articles est de 20 000 à 30 000 signes (espaces compris).
Bibliographie indicative
ANDRIEU B. (2015), Malade encore vivant, Editions du Murmure, coll. « Borderline ».
BARKER K. (2002), « Self-Help Literature and the Making of an Illness Identity: The Case of Fibromyalgia Syndrome (FMS) », Social Problems, volume 49, n°3, pp. 279-300.
BERGERON H., CASTEL P. (2015), Sociologie politique de la santé, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige Manuels ».
BROWN Ph., ZAVESTOSKI S., MCCORMICK S., MAYER B., MORELLO-FROSCH R., GASIOR ALTMAN R. (2004), « Embodied health movements: new approaches to social movements in health », Sociology of Health and Illness, vol. 26, n°1, pp. 50-80.
BUTLER J. (2007), Le récit de soi, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Pratiques théoriques ».
CHARON R. (2015), Médecine narrative – Rendre hommage aux histoires de maladie, Paris, Sipayat.
DANOU G., et al. (2008), Peser les mots : littératures et médecine, Actes du colloque du 8 avril 2008, Limoges, Lambert-Lucas.
DELORY-MOMBERGER Ch. (2014), De la recherche biographique en éducation. Fondements, méthodes, pratiques. Paris, Téraèdre.
DOS SANTOS M. (2016), « La “douzième étape : transmettre le message”. Différentes formes de pair-aidance dans des structures d’addictologie en France, en Suisse et au Québec », in Demailly L., Garnoussi N. (dirs.), Aller mieux, Presses Universitaires du Septentrion, pp.373-387.
EPSTEIN S. (1995) « The Construction of Lay Expertise: AIDS Activism and the Forging of Credibility in the Reform of Clinical Trials », Science, Technology & Human Values, vol. 20, no 4, pp. 408‑437.
EPSTEIN S. (2001), La grande révolte des malades ? Histoire du sida 2, Paris, Seuil, « Les empêcheurs de penser en rond ».
FRANK A.W. (2013 [1995]), The Wounded Storyteller – Body, Illness, and Ethics, Chicago, University of Chicago Press.
GOOD B. (1998), Comment faire de l’anthropologie médicale ? Médecine, rationalité et vécu, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance, « Les empêcheurs de penser en rond ».
Halbwachs M. (1994), Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel.
HAMARAT N. (2016), « Travail de construction de soi dans les trajectoires d’engagement : l’exemple d’une association de malades atteintes d’un cancer du sein », in Derbez B., Hamarat N., Marche H., (dir.), La dynamique sociale des subjectivités en cancérologie, Toulouse, Editions érès, coll. « Cancers et psy(s) ».
HAVERCROFT B. (2012), « Questions éthiques dans la littérature de l’extrême contemporain : les formes discursives du trauma personnel », Cahier du CERACC, Université de Toronto, n°5, pp. 20-34.
HAWKINS A. H. (1999), « Pathography: Patient narratives of illness », Western Journal of Medicine, vol. 171, n°2, pp. 127-129.
HUMPHREYS K. (2000), « Community narratives and personal stories in Alcoholics Anonymous », Journal of community psychology, vol. 28, n°5, pp. 495-506.
LAPLANTINE F. (2015), « Légitimité du récit dans les sciences sociales », Enjeux contemporains d'écriture, Vie sociale, n°9.
LEJEUNE Ph. (1998), Les brouillons de soi, Paris, Seuil.
McINTOSH J., McKEGANEY N. (2000), « Addicts’ narratives of recovery from drug use: constructing a non-addict identity », Social Science & Medicine, vol. 50, n°10, pp. 1501-1510.
MEMMI D. (2003), Faire vivre et laisser mourir. Le gouvernement contemporain de la naissance et de la mort, Paris, La Découverte.
(dir.) MILEWSKI V., RINK F. (2014), Récits de soi face à la maladie grave, Limoges, Lambert-Lucas.
MOSCOSO J., Histoire de la douleur. XVIème-XXème siècle, Paris, Les prairies ordinaires, 2015.
PICHON P., TORCHE T. (2008), S’en sortir... : accompagnement sociologique à l’autobiographie d’un ancien sans domicile fixe, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne.
RABINOW P. (2010), « L’artifice et les Lumières : de la sociobiologie à la biosocialité », Politix, vol.23, n°90, pp. 21-46.
RICŒUR P. (1985), Temps et récit Tome III, [Le temps raconté], Paris, France, Seuil.
ROSSI S. (2017), « Récits de personnes atteintes du cancer : de l’expérience de la maladie à la connaissance partagée », Le sujet dans la cité, n° 6, 2017, p. 139-151.
(dir.) TRAÏNI Ch. (2015), Émotions et expertises. Les modes de coordination des actions collectives, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.
Comité de préparation du dossier
DOS SANTOS Marie, Post-doctorante, Cermes3, Université Paris Descartes.
HAMARAT Natasia, Doctorante – Aspirante F.R.S.-FNRS, Centre METICES – Université́ libre de Bruxelles.
ROSSI Silvia, Docteure en Études Italiennes, CRIX – Centre de Recherches Italiennes, Université Paris Ouest Nanterre La Défense / CIRBE, Collège international de recherche biographique en éducation.
[1] Pour une présentation de la revue, voir : http://www.cnrseditions.fr/collection/304___corps
[2] Voir notamment Ricœur (1985), sur les logiques d’ipséité et de mêmeté.
[3] Par exemple, les récits empruntés au mouvement des Alcooliques Anonymes sont toujours construits sur un même modèle : le récit débute toujours par la lune de miel avec le produit (l’alcool), puis c’est l’engrenage qui est décrit et enfin le moment où le narrateur touche le fond, point nodal qui le conduit ensuite à la rencontre avec les AA et au rétablissement (Dos Santos, 2016).
[4] Sur la « bio-identité », voir aussi Epstein 2001.
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