Colloque coordonné par Anne Besson et Anne-Gaëlle Weber (Université d’Artois)
Réponses attendues avant le 31 juillet 2017 (résumés de 1000 à 3000 signes, accompagnés d’une courte notice bio-bibliographique).
Le champ de l’expertise critique, entend-on souvent ces dernières années, serait en crise ; du moins subirait-il une profonde mutation, qui conduirait d’une traditionnelle verticalité (le savoir se diffusant de haut en bas, du « sachant » au néophyte) à une nouvelle horizontalité, celle des pairs connectés, des communautés d’amateurs partageant leur intelligence collective, celle des réseaux, sociaux bien sûr. La prégnance d’Internet dans nos vies culturelles est en effet bien identifiée comme la source principale de ce transfert d’influence décisif : des critiques érudits, savants professionnels, et seuls aptes à conférer la légitimité, vers un pouvoir aux consommateurs, lecteurs, joueurs, spectateurs - fans. Au passage, de nouveaux équilibres s’instaurent, donnant plus de visibilité aux productions qu’on qualifiera de « geek », culture populaire et médiatique, goût pour les séries, les genres de l’imaginaire et les œuvres « transgénérationnelles »
[1].
Il s’agira durant ce colloque, qui s’inscrit dans le cadre du projet LegiPop (MESHS Lille-Nord de France : voir descriptif ci-dessous), d’interroger de tels constats, pour repenser les contours et évolutions de l’érudition qu’ils sous-entendent.
1. Contours : formes de l’érudition des amateurs
Quelle érudition ? au sujet de quels objets ? selon quels protocoles ? à destination de qui ? On s’intéressera aux formes de savoirs produits par des « amateurs » (par ceux qui, au sens large, ne relèvent pas d’institutions académiques) autour de découvertes savantes ou de productions artistiques, y compris « populaires ». Et à la manière dont ces savoirs se distinguent ou non de la production académique, guettant éventuellement l’émergence d’un type d’érudition spécifique qui se distingue (ou non) de la vulgarisation et des formes académiques. Là sans doute pourront intervenir des analyses historiques des catégories d’amateurs, d’académiciens, de savants, de vulgarisateurs et, plus précisément, des études de la manière dont ils définissent chacun leurs écritures en fonction des publics visés ainsi que la visée de leurs travaux.
Il s’agira donc d’observer notamment comment des domaines traditionnellement mal-aimés du champ culturel (les romans populaires du XIXe siècle, les fascicules bon marché, les magazines pulp, les journaux de bandes dessinées, ou aujourd’hui les médias de flux tels que les soap opera, séries, jeux en ligne) peuvent entraîner l’usage, parmi les lecteurs et les amateurs, de formes ou de protocoles dignes d’une érudition savante.
Le colloque invite ainsi les chercheurs à se pencher sur les données encyclopédiques et les méthodes d’analyse qui ressortent des publications spécialisées contemporaines (par exemple : « Le Rocambole » pour la Société des Amis du Roman populaire, « L’Arc et le Heaume » pour l’association Tolkiendil), ou bien encore des Wikis et autres forums des communautés de public : qui les produit, pourquoi, comment, et surtout à quoi ressemble le résultat, à petite et grande échelle (quels sujets sont traités ou pas, quels protocoles de rédaction, de classement, de validation) ?
On y trouvera sans doute matière à nuancer quelques partis-pris attachés autant à la critique des amateurs (subjectivisme, expression de l’émotivité, point de vue « immergé »…) qu’aux oppositions entre savoirs académiques et savoirs populaires. Quelque part à mi-chemin, seront à prendre en compte les formes d’érudition ludique qui se manifestent dans « l’holmésologie », les « fantheories », la « critique policière » de Pierre Bayard
[2] ou plus largement la critique transfictionnelle repérée par Saint-Gelais. On pourra ainsi revenir sur les contours et la définition de la « critique », par-delà les différences entre critique savante, critique populaire, amateurisme, etc…
2. Évolutions : histoire de l’érudition des amateurs
La production d’un savoir érudit par des amateurs n’est pas nouvelle. D’abord conçue pour de petites communautés aux membres également investis, l’érudition spécialisée sur les objets populaires s’est transformée face à l’accès infiniment facilité aux moyens de la mener et de la diffuser via Internet : les passionnés de la première heure se retrouvent à « vulgariser » pour de nouveaux arrivants moins exigeants, et les « Wikipédiens », communauté au coût d’accès élevé en raison des compétences et protocoles complexes qui la régissent, ont symétriquement besoin de citations, et donc de publications universitaires, pour étayer chacune des affirmations de leurs articles.
On ne peut encore que noter l’explosion des contenus justifiant un tel déploiement d’érudition, et cela n’a sans doute rien d’une coïncidence. Le multivers connecté des superhéros de comics n’a jamais été si exploité, les mondes secondaires comme ceux de Tolkien ou à plus forte raison de Georges Martin (encore en cours de déploiement, certains de ses segments sont énigmatiques et aimantent donc l’activité herméneutique), les séries télévisées qui demandent à leur public un investissement majeur : tous ces produits font fonds sur une même expertise toujours plus raffinée chez leur public. Bouclant la boucle, la mise à disposition instantanée de masses de connaissance placées sur le même plan, potentiellement par chacun, pour chacun, conduit la communauté universitaire en sciences humaines à de profonds remaniements de ses pratiques et de ses hiérarchies. L’émergence des cultural studies, puis des fan studies et de la figure de l’« aca-fan » (posture de recherche visant l’hybridation entre « academic » et « fan ») constitue un des signes de cette évolution qui intéresse directement nos réflexions sur la construction de la légitimité culturelle : ces dernières, théorisées il y a plus de 15 ans par Henry Jenkins aux Etats-Unis, se sont plus récemment imposées en France, et il s’agira aussi de faire le point sur ces nouveaux usages.
Il s’agira de mettre en évidence la diversité des formes et des visées du savoir érudit contemporain, en tenant compte de l’évolution des outils de diffusion dont il dispose et de ses conséquences sur les notions d’auteurs, de critiques ou de lecteurs/spectateurs.
Bibliographie :
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[1] Sur de telles évolutions, voir en bibliographie quelques références – mais elles sont nombreuses.
[2] Voir le symposium qui lui a récemment été consacré à l’Université du Maine par Caroline Julliot (Le Mans, 30-31 mai).